Chaque jour de marché , les commerçants volants du marché de Saint-Denis jouent leur chiffre d’affaires à une étrange loterie. Reportage.
Vendredi 2 février, 6h15 du matin. Une cinquantaine de commerçants volants ont rejoint la mezzanine de la halle du marché central pour assister au verdict du jour. Contrairement aux 220 commerçants abonnés, les 150 « volants » du plus grand marché d’Île-de-France n’ont pas d’emplacement attitré. Ils n’ont d’autre choix que de remplacer au pied levé les abonnés qui manquent à l’appel. Seul hic : le nombre de places vacantes est en général largement inférieur au nombre de volants. Pour des raisons évidentes de transparence, la mairie de Saint-Denis, qui assure la gestion des marchés en régie directe, a donc mis en place depuis avril 2017 un système de loterie inédit pour tirer au sort les heureux élus du jour.
6h30, les placiers scannent les cartes de commerçants volants pour leur attribuer un numéro en fonction du nombre de places disponibles du jour (1) ; numéro qui prendra sa place dans un boulier sous la forme d’une grosse bille numérotée. Oui, oui, un boulier manuel – et non à soufflerie comme lors des tirages de loto de la Française des jeux – dans lequel on loge les boules, avant de faire tourner la manivelle pour les faire sortir une par une. « Grâce à ce système impartial, il n’y a pas de suspicion de favoritisme. Le hasard fait bien les choses, ou mal… C’est le loto du matin, on peut gagner gros ! », plaisante Anne André, manager des marchés de Saint-Denis.
Depuis 2017 c’est un boulier qui décide du sort des volants
Même son de cloche du côté de Jean-Jacques, un « volant » spécialisé dans le textile « C’est un peu comme si tu jouais à la roue de la fortune, mais c’est un système démocratique car tout le monde peut tirer son épingle du jeu. Rien à voir avec les marchés où une traînée de commerçants suit le placier à la culotte pour avoir une place. » Une formule à la tête du client qui pousserait les commerçants à graisser la patte des placiers, ce qui n’est pas le cas à Saint-Denis, assure Anne André : « Il n’y a pas de bakchichs ici, les pourboires ne sont pas acceptés par les agents de la mairie. »
Le choix de l’emplacement, très important
6h45. « Numéro 6 ! », annonce Philippe Chamoux, le régisseur du marché. Face à lui, les regards des volants se font de plus en plus inquiets. La plupart des numéros ont déjà été tirés. Plus que quatre boules, trois, deux, une… Fin du tirage au sort. Une dizaine de commerçants encaisse stoïquement le verdict, avant de repartir sans un mot. « Ils vont peut-être se rabattre sur les marchés de La Courneuve, Aubervilliers ou Villeneuve-la-Garenne », souffle Jean-Jacques, heureux de « pouvoir travailler aujourd’hui, même si j’aurais pu choisir une place plus stratégique si mon numéro était sorti plus tôt ».
Les premiers « volants » tirés au sort ont en effet la priorité sur le choix des emplacements vacants, ce qui peut « multiplier par 3 ou 4 les recettes du jour », selon Philippe Chamoux. Aujourd’hui, l’heureux élu s’appelle Dominique. Sorti 1er du tirage au sort, le marchand de lingerie s’est installé à deux pas de la Société Générale, sur la place du marché. Mais il sait que le bonheur sera de courte durée. « C’est exceptionnel aujourd’hui. Il y aura nettement moins de places vacantes quand les abonnés vont revenir avec les beaux jours en mars. »
Et, avec eux, le spectre de la série noire : « 5 tirages au sort consécutifs sans voir sortir mon numéro… Quand tu ne peux pas déballer 3 ou 4 fois de suite, ça commence à faire lourd… Il n’y a pas assez de places pour les volants à Saint-Denis. J’aimerais bien devenir abonné, mais c’est dur… Là encore, il y a très peu de places… » À quand un tirage au sort pour les places d’abonnés ?
Julien Moschetti
(1) Il s’agit d’une estimation des placiers qui font le tour du marché entre 6h et 6h15 du matin pour comptabiliser le nombre d’emplacements vacants.
Publié dans le journal de Saint-Denis (JSD) le 15 février 2018.