Les hôpitaux psychiatriques (HP) connaissent aujourd’hui une crise sans précédent : baisse croissante des moyens, manque de personnel et de lits, demandes de soins en progression constante, baisse de la qualité des soins, souffrance au travail, perte de sens… Tour à tour, les personnels de ces établissements se mobilisent, manifestent, interpellent, font la grève – parfois même de la faim – pour alerter sur une situation devenue intenable et délétère pour tous, soignants et soignés.
Pour participer à la prise de conscience de cet état de déliquescence dans lequel est tombé la psychiatrie – une spécialité particulière qui demande une attention toute particulière au vu de ses enjeux pour la société –, Medscape France a donné la parole à deux praticiens hospitaliers exerçant dans des établissements en crise.
D’une part, Jean-Pierre Salvarelli, psychiatre et chef de pôle au Centre hospitalier Le Vinatier (CHLV), mais aussi membre du bureau national du Syndicat des psychiatres des hôpitaux (SPH), qui a choisi de rester dans le public malgré le contexte.
Et Mehmet Matsar, psychiatre au Centre Hospitalier Philippe Pinel (CHPP) à Amiens, où les salariés en sont à leur 109ème jour de grève, et qui, lui, a décidé de jeter l’éponge le mois prochain. Ils témoignent de la gestion du quotidien dans cet état d’urgence – quand on en arrive à ne plus fournir de papiers-toilette aux patients –, livrent leur analyse des raisons de la crise – compétitivité, productivité et rentabilité ne riment pas toujours avec santé – et proposent des solutions pour en sortir – des moyens financiers et humains, de la prévention. Interview croisée.
Medscape édition française : Est-ce que le plan « Ma santé 2022 » annoncé la semaine dernière par Agnès Buzyn répond à la crise aiguë traversée actuellement par la psychiatrie publique ?
Dr Jean-Pierre Salvarelli : Il y a de bonnes idées dans ce plan : développer les stages en santé mentale pour les étudiants en médecine, donner la priorité à la psychiatrie dans les plans régionaux d’investissement… Mais on peut être déçu par le manque de mesures concrètes pour desserrer l’étau financier qui étrangle aujourd’hui les établissements de santé. La ministre a annoncé que l’objectif national de dépenses d’assurance-maladie (Ondam) serait augmenté de 0,2 points (de 2,3 % à 2,5 %, ndlr) en 2019 (soit 400 millions d’euros en 2009 et un total de plus de 3,4 milliards d’euros d’ici à la fin du quinquennat, ndlr). Or, selon la Fédération Hospitalière de France (FHF), ces 400 millions d’euros supplémentaires représentent à peine la moitié de l’effort d’économie demandé en 2018 aux hôpitaux (960 millions d’euros d’économie, ndlr). Pour résumer, le gouvernement donne d’une main pour reprendre de l’autre. Le nerf de la guerre pour la psychiatrie, c’est la question budgétaire, mais nous restons dans le flou. Je ne sais toujours pas quel sera le taux de financement du Centre hospitalier Le Vinatier à la fin de l’année. Et ce ne sont pas les annonces du ministère qui vont supprimer les économies que nous allons devoir faire à la fin de l’année.
Dr Jean-Pierre Salvarelli
Dr Mehmet Matsar : Ce plan santé est une profonde déception car il n’y a pas de mesures concrètes spécifiques pour les hôpitaux psychiatriques. Les chiffres annoncés ne sont pas à la hauteur des enjeux actuels. C‘est un peu comme si on mettait un pansement sur une fracture. Le gouvernement a annoncé le développement de l’investissement hospitalier à hauteur de 920 millions d’euros d’ici 2022, mais on peut se demander combien cela va faire par hôpital. Je rappelle que la quasi-totalité des hôpitaux psychiatriques en France sont endettés. A titre d’exemple, la dette du Centre Hospitalier Philippe Pinel (CHPP) s’élève à environ 10 millions. Enfin, il faut aussi mettre ces chiffres en perspective avec l’annonce de l’économie de 1,2 milliards d’euros sur la masse salariale demandée aux hôpitaux d’ici 2022.
Quels sont les maux principaux dont souffrent les hôpitaux psychiatriques en France ?
Dr M. Matsar : Cette situation de crise inédite est multifactorielle. Elle s’explique d’abord par la vision que l’on a de la discipline psychiatrique en France. La maladie psychiatrique n’est toujours pas traitée avec toute l’attention et l’investissement que cela demanderait au regard des enjeux majeurs de santé publique qu’elle représente. La volonté de faire des économies en matière de santé aboutit également à des méthodes de management qui font fi de la part humaine. Ces méthodes ont pour credo la compétitivité, la productivité et la rentabilité. Nous ne sommes plus dans une logique centrée autour du patient et donc des soins, mais vers une logique de plus en plus financière. Cela débouche sur des situations parfois absurdes et indignes. Par exemple, le CHPP ne fournissait plus de papier toilettes pour les patients il y a quelques années. On en était arrivé à un point où on demandait aux familles et aux aidants de ramener leur papier toilettes. Enfin, les services sont censés avoir un total de 20 lits par service, mais accueillent 22, 23, voire 24 patients. Des lits supplémentaires sont rajoutés dans les chambres qui sont censées être individuelles, elles deviennent donc des chambres doubles, triples, voire quadruples.
Dr Mehmet Matsar
Dr J.P. Salvarelli : Les hôpitaux sont soumis à un dispositif financier qui les étrangle et crée un déficit artificiel. Le budget du CHLV aurait dû progresser de 1,4 à 1,7 % entre 2018 et 2019 pour garder les mêmes moyens. Mais le budget restera stable, ce qui équivaut à trouver 3 millions d’euros supplémentaires. Nous allons devoir supprimer une trentaine de postes en 2018 alors qu’on avait déjà supprimé 52 postes en 2017. En dehors du manque de personnel, il y a une problématique sociétale puisque l’on multiplie de plus de plus les lignes de soins spécifiques en psychiatrie. Il y a vingt ans, le service public en psychiatrie prenait en charge 1 million de personnes, contre 2 millions aujourd’hui. La file active en psychiatrie a doublé et elle augmente dans tous les hôpitaux de France de 2 à 3 % par an. Dans le même temps, nous avons perdu 80 000 lits d’hospitalisation en psychiatrie. Pour répondre à cette demande accrue, nous avons modifié notre organisation de travail et développé la prise en charge en ambulatoire qui représente aujourd’hui plus de 90 % de notre file active. Nous travaillons plus et recevons plus de malades dans un temps plus limité. Cela provoque une tension monumentale entre les missions qui nous sont allouées et les moyens dont nous disposons. Cela devient quasi impossible de travailler dans des conditions décentes.
De nombreux soignants se plaignent d’une dégradation des conditions de travail et d’une souffrance au travail. Qu’en est-il concrètement ?
Dr M. Matsar : La perte de sens est évidente. Quand les soignants rentrent chez eux, ils sont incapables de mettre des mots sur leur journée de travail, si ce n’est « j’ai fait ce que j’ai pu » ou « j’ai tâché de sauver les meubles », c’est-à-dire assurer le minimum syndical : répondre aux demandes des patients, distribuer des médicaments et des repas… Conséquence : la vocation des soignants, mais aussi leur conscience professionnelle commencent à être sérieusement entamées. C’est en partie pour ces raisons que j’ai décidé de quitter le CHPP en octobre pour ouvrir mon cabinet. Je me suis engagé dans la fonction publique par vocation pour défendre notamment l’accès aux soins pour tous. Mais cela devient de plus en plus difficile de prendre en charge des pathologies lourdes ou complexes à l’hôpital. Il faudrait accorder du temps à ces patients, mais la charge de travail croissante nous contraint à aller à l’essentiel. Les entretiens avec les patients durent 20 minutes alors qu’ils devraient durer 45 minutes. Il m’arrive d’avoir une fois par mois plus de 100 patients par jour sous ma responsabilité, il est donc impossible de tous les voir. La perte de sens se situe là car on a le sentiment de parer au plus urgent, et donc de faire du tri. Et ça, c’est difficile à accepter du point de vue de la conscience professionnelle.
Dr J.P. Salvarelli : Le soignant en psychiatrie, c’est quelqu’un de très investi qui ne compte pas son temps en général. La plupart ne viennent pas juste pour toucher un chèque à la fin du mois. Donc, quand ils ne peuvent pas déployer leur savoir-faire pour accompagner les patients, ils le vivent difficilement. On en vient à une situation où certains collègues soignants font aujourd’hui la grève de la faim pour avoir des postes supplémentaires. Vous vous rendez compte ? Ils font la grève de la faim, non pas parce que ce sont des prisonniers politiques, mais parce qu’ils demandent juste des postes pour pouvoir travailler. Nous avons aujourd’hui de moins en moins de temps pour mettre en place un système relationnel qui va permettre aux patients de réinvestir leur vie personnelle et leur lieu de vie, de reprendre leur vie comme tout un chacun. Un certain nombre de mes confrères pensent que la psychiatrie est une médecine comme une autre, mais ce n’est pas tout à fait le cas. C’est une discipline profondément humaine qui va au-delà de la question de la maladie somatique. Cela implique donc du temps, de l’investissement, de la répétition, de l’accompagnement… La médecine psychiatrique nécessite donc beaucoup de personnel, à moins que l’on opte pour une autre médecine basée sur des protocoles et des traitements médicamenteux. C’est donc une problématique financière car ces deux types de médecines n’engendrent pas le même profit financier. Or, il ne suffit pas de donner des médicaments puis de faire sortir les patients, ce qui est malheureusement la tendance actuelle.
Quelles sont les conséquences concrètes du démantèlement actuel des HP sur la qualité des soins et la santé des malades ? Certains évoquent des conditions d’accueil dégradantes, des patients qui se retrouvent livrés à eux-mêmes car il n’y a de places à l’hôpital…
Dr J.P. Salvarelli : Aujourd’hui, je suis obligé de voir certains patients tous les quinze jours, et non chaque semaine. Je reçois quinze personnes dans la journée, contre huit auparavant. Nous sommes dans une situation où les soignants en psychiatrie se démultiplient pour compenser le déficit de postes, mais on n’arrive plus à assurer cette compensation, donc on passe moins de temps avec les patients. C’est comme si vous disiez à un chirurgien que l’on ne va pas lui donner le nombre de bistouris dont il a besoin pour opérer, ou à un cancérologue qu’on ne va pas lui donner certains médicaments anticancéreux parce qu’ils coûtent trop cher. Mais où va-t-on ? Je me bats pour essayer de réorganiser les choses différemment ou inventer des lignes de soins différentes pour essayer de conserver la qualité des soins, mais je n’y arrive pas… On peut toujours essayer de se démultiplier ; le don d’ubiquité existe, mais, je peux vous le confirmer, il est quand même limité… Je suis aujourd’hui contraint de prendre en priorité les plus malades et les plus pauvres car il n’y a personne d’autre que nous pour les accueillir. Nous sommes donc obligés de faire un tri dans les demandes. Quand j’ai commencé la psychiatrie il y a une trentaine d’années, vous aviez 25 lits par service et une ou deux entrées par semaine, donc vous vous focalisiez sur ces nouveaux arrivants. Aujourd’hui, vous avez une ou deux entrées par jour dans un service. Donc quand on nous dit aujourd’hui « il faut revoir votre organisation », c’est un peu agaçant. On se bat depuis 30 ans pour améliorer nos modes d’organisation et la qualité des soins, et on vient vous dire que c’est un problème d’organisation, et non un problème de moyens.
Dr M. Matsar : Les autorités de tutelle du CHPP, en particulier l’Agence régionale de santé (ARS), nous incitent à diminuer le nombre de lits, afin de désengorger l’hôpital. En quatre ans, nous avons fermé quatre unités, soit 80 lits. Nous ne sommes pas contre diminuer le recours à l’hospitalisation, mais c’est déjà le cheval de bataille de la psychiatrie depuis plusieurs décennies. Plus de 80 % des soins en psychiatrie se font déjà en extra-hospitalier. Le problème, c’est qu’en psychiatrie, le développement des soins extra-hospitaliers est encore insuffisant pour effectuer de la prévention secondaire (prévenir le développement et l’évolution de la maladie). Conséquence : pour les pathologies graves, le premier contact avec les soins psychiatriques se fait au moment de l’hospitalisation, c’est-à-dire à un moment de crise. Les patients devraient arriver plus précocement, car on sait que plus on est pris en charge tôt, plus on dépiste tôt les premiers signes annonciateurs d’une maladie, et plus on pourra éviter l’hospitalisation ou le recours à de fortes doses de médicaments. On pourra aussi éviter les mesures d’isolement et de contention parce que le patient ne sera pas suffisamment malade pour que cela nécessite ce genre d’intervention. Or, nous savons que l’hospitalisation laisse des traces car c’est traumatisant. Cela entraîne aussi des risques de rechute et diminue l’autonomie des patients. Si l’hospitalisation dure plusieurs semaines, cela entraîne une désinsertion et une marginalisation.
Quelles solutions proposez-vous pour sortir de la crise actuelle ?
Dr M. Matsar : Les revendications principales du collectif Pinel en lutte sont les suivantes. Premièrement, obtenir une réévaluation à la hausse et pérenne de la dotation annuelle de financement (DAF) qui est actuellement sous-dotée. Nous demandons également une restructuration de la dette de l’hôpital. Il faudrait étaler son remboursement de manière plus raisonnable, et non pas en nous demandant de serrer un peu plus la ceinture chaque année, ce qui aboutit inéluctablement à une diminution de la qualité des soins. Nous exigeons aussi que des postes supplémentaires de soignants soient budgétisés. Actuellement, dans chaque service, il y a en moyenne deux agents par poste, soit un infirmier et un médecin pour 24 à 25 patients. Au vu de la charge de la demande de soins, nous demandons quatre agents par poste en journée, et deux la nuit. Il faudrait aussi développer le réseau de soins et le maillage territorial de l’offre des soins pour améliorer la prévention et le dépistage, et ainsi diminuer le recours à l’hospitalisation. Il faudrait enfin agir en aval pour désengorger l’hôpital.
Dans la Somme, nous avons un manque criant de structures spécialisées dans la prise en charge de maladies psychiatriques. Un tiers de mes patients est dans l’attente de structures type « foyers de lit » ou « foyers d’hébergement ». Donc c’est autant de places d’hospitalisation qui pourraient être évitées. Dans d’autres pays comme l’Australie, on a mis les moyens financiers pour mettre en place une prévention et un dépistage en psychiatrie dignes de ce nom. Là-bas, ils ont développé l’offre de soins en psychiatrie en ville et, dans le même temps, des collaborations avec des médecins généralistes, des enseignants ou des médecins scolaires. Ils arrivent donc à dépister les symptômes annonciateurs de la maladie car les patients sont pris en charge très tôt. Il y a donc un fossé avec le système français où on nous demande de fermer des unités pour nous faire croire que l’on va prendre en charge de manière magique les patients à l’extérieur de l’hôpital.
Dr J.P. Salvarelli : On ne peut pas rester sur un dispositif qui appauvrit les établissements de psychiatrie en santé mentale tous les ans. Il faut donc plus de moyens, sans se contenter de maintenir les budgets. Cela passe notamment par la création d’un Ondam spécifique pour la psychiatrie et par une enveloppe budgétaire spécifique pour revaloriser les salaires. Je suis favorable à l’augmentation salariale des infirmiers, mais c’est l’hôpital qui les finance aujourd’hui à 100 %. Pour financer des hausses salariales, mon établissement est donc parfois obligé de supprimer des postes. Deuxièmement, on réclame à corps et à cri depuis dix ans une loi de santé mentale et psychiatrique. Cela fait trop longtemps qu’on applique à la psychiatrie les mêmes règles que pour les autres disciplines, sans jamais prendre en compte la spécificité de notre organisation et de notre activité.
Propos recueillis par Julien Moschetti
Publié sur le site d’information Medscape le 1er octobre 2018.