Cyclads, la plateforme profiteuse de crise qui veut transformer les livreurs en panneaux publicitaires

Depuis l’été dernier, Cyclads propose aux livreurs Uber ou Deliveroo de mettre de la pub sur leurs sacs en échange d’un revenu complémentaire. Pour les fondateurs, ces nouvelles missions permettront aux coursiers d’améliorer sans effort leurs conditions précaires. Un discours teinté de bonnes intentions, alors que la crise sociale et les restrictions sanitaires renforcent comme jamais l’emprise féroce des plateformes. Enquête.

 

« Je vais être tout à fait honnête avec vous. Au début, quand on est allés voir les livreurs, on nous a regardé avec de grands yeux. Quand on leur a expliqué qu’on allait leur fournir gratuitement un sac d’excellente qualité et qu’on allait les rémunérer pour mettre de la pub dessus, beaucoup étaient dubitatifs. Ils pensaient qu’il s’agissait d’une arnaque. »

L’anecdote de Jérémie Benebalz, l’un des trois cofondateurs (trois amis d’enfance âgés de 30 ans) de la nouvelle start-up Cyclads, pourrait prêter à sourire si elle ne dévoilait pas, à la manière d’un lapsus, une part de vérité. Quand on regarde de plus près le modèle économique de l’entreprise, et qu’on décortique ses prétendues valeurs « humanistes », il y a en effet de quoi être dubitatif.

Le concept de Cyclads ? « Commercialiser de la publicité sur les sacs des livreurs et améliorer leurs conditions précaires ! », s’exclame la start-up dans ses communiqués de presse abondants du début de l’année 2021. Depuis l’été dernier, elle propose aux livreurs indépendants des plateformes de livraison de percevoir un complément de revenu mensuel en échange de publicité sur leur sac. Pour les annonceurs, il s’agit donc d’une « opportunité exceptionnelle » de « réinventer la manière de communiquer, notamment pour les commerçants ».

Livreur Deliveroo en vélo
Le sac accompagne le livreur tout au long de sa journée. Photo by Yuya Tamai on Foter.com

D’autant plus qu’avec la crise sanitaire et la fermeture des restaurants, « le nombre de livreurs a augmenté, et donc leur visibilité », se réjouit Jérémie Benebalz. « Grâce à la démultiplication de votre message en mobilité, Cyclads vous propose la campagne publicitaire la plus rentable du marché » vante l’entreprise sur son site internet.

Dans sa grande mansuétude, Cyclads offre aux livreurs un sac à dos pour convaincre les livreurs de travailler avec elle. « On essaye de les professionnaliser en leur offrant un sac premium et on leur propose une rémunération complémentaire, explique Jérémie Benebalz. Quand on voit la précarité du métier, des livreurs qui utilisent des sacs Picard inadaptés et qui renversent leurs pizzas, on se dit qu’on apporte notre pierre à l’édifice. » Un argument qui a séduit Marie, qui fait partie des 160 premiers « coursiers » ayant participé aux campagnes de publicité de Cyclads à Aix-en-Provence, avant un lancement national prévu ce printemps dans une dizaine de villes françaises (Paris, Lyon…).

« À chaque fois que le sac se casse, on nous en donne un neuf ! », se réjouit la jeune femme de 20 ans qui croit savoir que la grande majorité des livreurs d’Aix-en-Provence l’utilisent. Contrairement aux plateformes qui « nous imposent de porter « gratuitement » des sacs « brandés » que l’on doit payer, on est désormais payés pour faire de la pub ! », se réjouit Marie qui, avant de découvrir Cyclads, tournait entre 1000 et 1500 euros net par mois en moyenne, pour 50 heures par semaine d’un travail harassant.

Combien gagnent en moyenne ces « esclaves modernes » pour faire de la publicité ? 50 euros par mois (soit entre 39 et 45 euros net d’impôts), voire 30 euros, « si le livreur ne fait pas beaucoup d’heures », observe Marie qui a conscience que « ce n’est pas énorme, mais cela fait quand même un petit plus. Surtout que cela va bientôt augmenter ».

photo d'un livreur sous la neige
Pour obtenir une rémunération décente, les livreurs doivent prendre toutes les commandes, qu’il pleuve ou qu’il neige. Crédit : ifeelstock – stock.adobe.com

Bientôt en effet, Cyclads promet de « compléter » encore les revenus des livreurs par la distribution d’imprimés publicitaires dans des boîtes aux lettres. « Quand le livreur arrive chez le client, il a bien souvent 2 à 3 minutes d’attente, donc on lui offre la possibilité de distribuer des publicités sans lui faire perdre trop de temps », explique Jérémie Benebalz qui reste assez évasif quand on lui demande combien l’opération sera rémunérée.

Ce n’est pas une « rémunération mirobolante », admet Jérémie Benebalz, « mais on démarre à peine notre activité. Notre stratégie, c’est que les livreurs puissent avoir dans quelques mois une vraie rémunération autour de 200 à 300 euros par mois ». Un autre cofondateur de Cyclads, Simon Grosman, le 15 février dernier sur BFM TV, allait pour sa part jusqu’à évoquer une rémunération de l’ordre « 6 fois à 20 fois le smic horaire ». Ce qui n’a pas manqué de faire rire le journaliste de BFM.

Ce genre d’estimation fait également sourire Jérôme Pimot, le cofondateur et porte-parole du nouveau Collectif des livreurs Autonomes de Paris (CLAP) dédié à la défense des livreurs auto-entrepreneurs : « 200 à 300 euros par mois, à mon avis, ce sont les tarifs plafond. Les livreurs vont vite s’apercevoir que ce sera plutôt quelque chose comme 30 euros par mois, donc ils vont arrêter rapidement. »

Photo de Jérôme PIMOT, cofondateur du CLAP75
Jérôme Pimot, cofondateur du Collectif des Livreurs Autonomes de Plateformes (CLAP) et ancien livreur Deliveroo

Le discours de Cyclads rappelle étrangement à l’ex-livreur à vélo celui de la plateforme Stuart qui promettait il y a quelques années aux livreurs de gagner jusqu’à 150 euros par jour« C’était bien sur le papier, mais il fallait rouler à 300 km/h et bosser 36 heures par jour pour gagner 150 euros ! Ceci dit, plein de livreurs étaient tombés dans le panneau. »  Et de démonter l’argumentaire de Cyclads qui affirme que les livreurs ne feront pas d’efforts supplémentaires. « C’est un modèle d’exploitation, sous couvert de se donner bonne conscience. » Quant à Ludovic Rioux, le secrétaire du syndicat CGT des livreurs de Lyon, il considère que si Cyclads « commence à dire que les livreurs seront mieux payés grâce à eux, on pourra dire que cela ressemble à une mascarade. »

Selon Jérôme Pimot, le modèle économique de Cyclads et celui des plateformes Uber Eats ou Deliveroo sont « similaires » et aussi problématiques l’un que l’autre. Certes, « ils ne transportent pas de nourriture mais de la pub ». Certes, « ils ne sont pas soumis à des deadlines pour arriver à temps chez la personne qui a commandé ». Mais « le problème reste le même, car, au final, ils gagneront sans doute deux à trois euros par heure et ils n’auront aucune possibilité de négocier leurs tarifs ».

Image de livreurs deliveroo en grève
L’augmentation de la concurrence a précarisé les livreurs qui s’organisent désormais en collectifs pour faire entendre leurs droits

En adoptant la logique mortifère des plateformes, on comprend en effet mal comment Cyclads pourrait véritablement aider les livreurs à sortir de la précarité. Interrogé sur le sujet, Jérémie Benebalz enchaîne instantanément sur les récentes décisions de justice dans d’autres pays européens, apparemment désireux de noyer le poisson :

« Nous sommes déjà dans l’anticipation sur la question du salariat car on a vu ce qui s’est passé ces derniers temps en Suisse, en Italie ou en Espagne où les plateformes doivent désormais salarier leurs livreurs. » L’Espagne vient en effet de légiférer pour que les livreurs à domicile soient désormais « présumés » salariés. Quant à  la justice italienne, elle veut obliger Uber Eats et ses concurrents à salarier 60 000 livreurs. Enfin, en Suisse, Uber Eats a été contraint de salarier 500 livreurs à Genève en septembre 2020. Si la loi évolue de la même manière en France, Jérémie Benebalz se dit donc « prêt à salarier les livreurs ».

Comme Uber Eats ou Deliveroo, il est toutefois évident que Cyclads n’aurait en tout cas aucun intérêt à voir la législation évoluer en France car elle profite de la déréglementation du code du travail. « Les plateformes ont généralisé l’usage abusif du statut d’auto-entrepreneur à une échelle que l’on n’avait jamais imaginé auparavant« , rappelle Ludovic Rioux. Si un jour la majorité des livreurs de France était rémunérée pour faire de la publicité, cela signifiera qu’il y aura une « marchandisation d’autant plus grande des livreurs des plateformes », poursuit-il. De son côté, Jérome Pimot considère que « quand de la publicité sur les sacs des livreurs vient s’ajouter à ce que les livreurs ont déjà sur le dos, il s’agit d’une deuxième couche d’exploitation. »

Même son de cloche du côté de Chloé Lebas, doctorante en sciences politiques à l’Université de Lille  (CERAPS), qui écrit actuellement une thèse sur les mobilisations collectives des travailleurs indépendants. « Il faut arrêter de penser que ce genre d’entreprises participe à sortir les gens de la pauvreté, c’est complètement faux. » Concernant le cas d’école Cyclads, elle trouve qu’il « est purement scandaleux de profiter d’un travail qui est une forme de contournement des responsabilités sociales des entreprises ». Pour la sociologue, ce genre de start-up « surfe sur la précarité des livreurs ». Ils ne sont ni plus ni moins que des « profiteurs de crise  au sens large. Pas uniquement de la crise sanitaire mais aussi de la crise sociale ».

couverture du livre En attendant les robots
Dans son livre, Antonio A. Casilli s’était intéressé aux nouvelles formes de travail ultra-précaire créés suite à l’essor du numérique et l’uberisation de la société

Il ne faut pas oublier que leur modèle économique repose sur un environnement social de précarité et de chômage structurel massif. Une armée de travailleurs précaires accepte désormais, faute de mieux, de travailler pour ces plateformes de livraison. Celles-ci ont au demeurant profité de la crise sanitaire pour étendre leur champ d’action au secteur de la livraison dans la grande distribution, expliquait Chloé Lebas dans un article en mai 2020. Pour maintenir leur chiffre d’affaires, elles livrent désormais les produits des magasins alimentaires « de première nécessité ». Franprix et Monoprix sont en effet désormais disponibles sur Deliveroo, Carrefour et Casino sur Uber Eats.

C’est dans ce contexte que Jérémie Benebalz vise « 2 000 livreurs partenaires d’ici à la fin de l’année ». Mais le porte-parole du Clap, Jérôme Pimot, se montre moins optimiste sur l’avenir de Cyclads. Notamment parce que les plateformes n’hésitent pas à bloquer les comptes des livreurs (c’est à dire à les virer sans ménagement) lorsqu’elles estiment qu’ils n’ont pas répondu à leurs attentes. Comme ceux-ci sont indépendants, elles n’ont pas besoin d’excuse ou de raison valable pour supprimer leur compte. Il n’est « pas persuadé que les plateformes accepteront que « leurs » livreurs trimballent sur leur sac une pub Citroën ou Renault. Elles ne vont pas lâcher comme ça leur joli sac brandé. Au contraire, je pense qu’il y a des restaurateurs qui vont « balancer » les livreurs qui utilisent les sacs Cyclads ».

Conséquence directe : « Il va très vite se répandre dans la communauté des livreurs qu’il est dangereux d’utiliser ce genre de sacs avec de la pub dessus. Cela pourrait donc faire un effet boule de neige, et le concept de Cyclads faire long feu. » De l’exploitation à la délation, la crise ne fait décidément pas toujours surgir le meilleur.

Julien Moschetti

Publié dans QG le 30 avril 2021.

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