Orange, SNCF, SFR… Toutes ces entreprises ont quitté Paris pour s’installer à Saint-Denis. Elles ont fait des économies de loyer, mais ont beaucoup investi dans la sécurité. Selon le sociologue Laurent Mucchielli, installer des cadres en haut de l’échelle sociale dans une zone de grande précarité économique génère, chez les habitants de ces quartiers, du ressentiment, l’un des facteurs de la délinquance.
Mars 2010. Les 1 850 cadres d’Orange Business Services quittent Paris pour s’installer à la Plaine Saint-Denis, au pied de la station du RER B. Objectif de la direction : économiser une centaine de millions d’euros sur douze ans. « De nombreux salariés étaient contre ce déménagement, se souvient Victor (1), un cadre d’Orange. C’est un peu comme si on nous avait dit : “vous allez bosser à Beyrouth.” » En l’espace d’un an, 11 salariés d’Orange ont été agressés aux abords de la station de RER B.
« Nous sommes suréquipés en matériel numérique, ce qui fait de nous des cibles de choix », suggère à l’époque Sébastien Crozier, délégué CFE-CGC-UNSA. De son côté, le sociologue Laurent Mucchielli, spécialiste des questions de délinquance et de violence, avance l’hypothèse de la confrontation de deux mondes sociaux diamétralement opposés : « Quand vous installez des cadres en haut de l’échelle sociale dans une zone de grande précarité économique sans dispositifs de protection, il ne faut pas s’étonner qu’il y ait des vols. » Et d’ajouter : « Les habitants de ces quartiers défavorisés ressentent une exclusion socio-économique volontaire depuis trente ans, il est donc logique que cela crée du ressentiment. Or, le ressentiment est l’un des facteurs qui encouragent la délinquance. »

Photo : Yann Mambert. Droits réservés.
Confrontée à la chute du taux de présence des salariés de la Plaine, la direction d’Orange installe des caméras de surveillance et des maîtres-chiens aux abords des locaux. Des consignes sont également données aux salariés : smartphones, ordinateurs portables, bijoux à l’abri des regards, sorties en groupe de préférence… L’entreprise finance également le dispositif de médiation de Partenaires pour la Ville, en partenariat avec les entreprises du territoire (2).
Une facture sécuritaire de 300 000 euros par an, selon Thierry Chatelier, secrétaire du CE d’Orange Business Services. Un investissement massif qui aurait pu être évité si « on avait réfléchi en amont à la manière dont ces milieux sociaux complètement différents pourraient cohabiter, estime le sociologue Laurent Mucchielli. Ces entreprises se contentent de regarder les indicateurs de coût sans tenir compte de l’environnement où elles s’installent. C’est la caricature de notre monde qui privilégie une rationalité financière à court terme. »
« Le 93 alimente les fantasmes »
Toujours est-il que les résultats sont au rendez-vous : « Je n’ai pas entendu parler d’agressions depuis un an et demi », affirme André, le directeur de la pizzeria Piu, située à une centaine de mètres d’Orange Business Services. Une tendance confirmée par Christophe, l’un des médiateurs de Partenaires pour la Ville. « Il y avait régulièrement des vols à la tire ou des casses de voiture il y a quatre ans. C’est devenu rare aujourd’hui. »

Photo : Yann Mambert. Tous droits réservés.
Une présence rassurante donc qui n’a toutefois pas effacé le souvenir des agressions : « J’aimerais bien me balader jusqu’à l’église entre midi et deux, mais j’avoue que ça me fait un peu peur, avoue Jean-Michel, un cadre d’Orange. On a nettoyé aux abords du Stade de France, mais c’est toujours le ghetto autour. » À environ un kilomètre de là, 1 100 salariés de la SNCF se sont installés en mars dernier sur le Campus Wilson, le long de l’avenue éponyme. 8 000 employés de l’entreprise seront regroupés d’ici fin 2015 à la Plaine.
Économies estimées : 10 millions d’euros par an. Une belle opération financière qui, selon la direction, n’a pas été entachée par la moindre agression. « Je sors du bureau tous les soirs entre 20 h et 21 h, je ne me suis jamais senti menacé, raconte Alain, un cadre de la SNCF. Le 93 alimente les fantasmes, l’image négative du département véhiculée par les médias n’est pas conforme à la réalité. » Et de conclure, comme s’il ne parlait plus de la Seine-Saint-Denis, comme si des peurs inconscientes venaient tout à coup de ressurgir : « Mais si je devais aller travailler à La Courneuve, j’aurais sans doute un peu plus peur. Pour moi, ça craint vraiment là-bas. »
« Comme travailler dans un bunker »
Seule ombre au tableau selon Alain, le manque de restaurants et de commerces de proximité. Conséquence : le cadre sort rarement durant la pause déjeuner : « J’ai parfois l’impression de travailler dans un bunker, il n’y a pas de réelle coupure durant la journée. » Il faut dire que tout est fait pour que les salariés ne mettent pas le nez dehors. Comme dans les locaux d’Orange ou de SFR, la conciergerie de l’entreprise propose les services suivants : blanchisserie, cordonnerie, pressing, repassage, retouche… Mais c’est le Campus SFR (3), ouvert en novembre 2013, qui offre le plus de confort à ses 4 000 salariés : cafétéria, brasserie, boulangerie Paul, salle de fitness, gymnase… Ces 134 000 m2 de bureaux accueilleront d’ici 2015 pas moins de 8 500 employés. D’où l’importance d’avoir un dispositif de sécurité efficace. Ce qui semble être le cas, puisque, selon Arnaud Lesain, le coordinateur sûreté-sécurité du site, seuls quatre vols à la tire ont été constatés depuis l’ouverture du site.
« J’aimerais qu’on recrute plus de locaux »
Et pourtant, quelques mois avant l’arrivée des salariés, « tout le monde nous a fait peur, se souvient Justine, une cadre de SFR. On recevait les mails des salariés d’Orange qui nous parlaient de leurs agressions. Mais je ne me suis jamais sentie en insécurité. » Comme Alain, elle regrette le manque de commerces de proximité qui « pousse les salariés à rester dans leur tour d’ivoire toute la journée ». Pour favoriser la mixité sociale, elle aimerait que son entreprise, installée dans le 93 « pour faire des économies », recrute « plus de locaux ». Un souhait qui ne devrait pas rester lettre morte puisque SFR a tissé un partenariat avec Mozaïk RH, un cabinet de recrutement spécialisé dans la promotion de la diversité. Une journée métiers de l’alternance pour des apprentis du territoire a d’ailleurs eu lieu sur le Campus SFR le 13 mai dernier. Les grandes entreprises installées à la Plaine signent également des chartes avec les collectivités locales, Plaine Commune et le conseil général, pour développer l’accès à l’emploi des habitants du département. Reste à savoir si elles déboucheront sur de nombreuses embauches.
Julien Moschetti