Pourquoi les médecins généralistes s’installent à Saint-Denis ?

Pour quelles raisons les médecins généralistes exercent à Saint-Denis ? Qu’est-ce qui donne le plus de sens à leur métier ? Portraits croisés de quatre praticiens : Maxime Catrice, Frédéric Courage, Thibault Heimburger et Katia Toulotte.

 

« J’ai découvert la Seine-Saint-Denis durant mes études de médecine. Le côté multiculturel et familial de la patientèle m’a tout de suite séduit : la diversité de la population, le suivi des familles sur plusieurs générations… » Le témoignage de Maxime Catrice contraste avec le discours sur la dégradation des conditions de travail des médecins généralistes en Seine-Saint-Denis. Installé depuis six ans à La Place Santé du quartier Franc-Moisin, Maxime Catrice, 33 ans, ne regrette pas son choix : « À Paris, la mobilité géographique est telle que les gens changent régulièrement de médecin. Ici, la patientèle est composée de familles élargies sur trois ou quatre générations. Cela me permet d’avoir une vue d’ensemble pour mieux comprendre certaines problématiques. L’état de santé des autres membres de la famille peut par exemple avoir un impact sur les troubles du sommeil ou les difficultés scolaires d’un enfant. »

De son côté, Katia Toulotte, 59 ans, médecin généraliste depuis vingt-huit ans dans la cité de La Saussaie, se réjouit également « de pouvoir faire de la médecine de quartier sur plusieurs générations avec une clientèle attachante ». Après une enfance passée à Bobigny, le docteur Toulotte ne se voyait pas forcément exercer dans le département. Mais la perspective de soigner une population qui la « touche profondément » a finalement fait pencher la balance. En particulier ces « courageuses femmes d’origine étrangère qui ont quitté leur pays pour élever seules leurs enfants en France ».

Photo : Yann Mambert. Tous droits réservés.

Installé depuis plus vingt-cinq ans dans le quartier Bel-Air, Thibault Heimburger, 55 ans, s’est également pris d’affection pour cette clientèle multiethnique : « Environ deux tiers de me patients sont d’origine étrangère : Portugal, Maghreb, Cap-Vert, MaliCe mélange de populations est une richesse. » Une richesse qui se manifeste aussi par le prestige social dont il bénéficie : « On retrouve un peu ici l’image du médecin des campagnes françaises d’il y a vingt ou trente ans, analyse-t-il. Les patients ont confiance en nous, ils ne débarquent pas en consultation avec leurs diagnostics tout faits. Les rapports sont simples, ils se confient facilement. On fait un peu partie de la famille et on finit par nouer des liens très forts. »

Une observation partagée par Katia Toulotte dont la patientèle vient principalement des cités de La Saussaie, Floréal et La Courtille. « Ici, c’est un peu comme un village. Les médecins sont un repère pour les habitants des cités. On a l’impression d’avoir un rôle important à jouer, notamment en terme d’intégration. On explique aux nouveaux arrivants le fonctionnement de notre système de santé, on les oriente vers des spécialistes qu’ils ne seraient peut-être pas allés voir pour des raisons de budget ou de barrière de la langue. J’apprécie le côté technique de mon travail, mais j’aime aussi l’aspect écoute et pédagogie. C’est l’alliance des trois qui me plaît beaucoup à Saint-Denis. »

Comme Katia Toulotte, Thibault Heimburger a adapté sa manière de travailler au territoire: « Certains patients sont incapables de prendre un rendez-vous pour un scanner ou un IRM. Je décroche donc mon téléphone à leur place. Cela prend beaucoup de temps, mais on a vraiment le sentiment d’être plus utile aux gens. C’est plus gratifiant que de donner simplement une ordonnance sans la moindre explication. » Ce sentiment d’utilité sociale est d’autant plus important que le territoire est particulièrement touché par les inégalités en matière de santé. « Moins le niveau socio-économique d’une personne est élevé, plus le risque de mauvaise santé est grand », indique l’OMS. Or, la Seine-Saint-Denis est le département le plus pauvre de France. On ne s’étonnera donc pas que le département présentait l’espérance de vie à la naissance la plus faible de l’Île-de-France au 1er janvier 2013 (1).

Photo : Yann Mambert. Tous droits réservés.

Autre triste spécificité du département, le risque élevé de contracter des maladies chroniques : « Les études épidémiologiques montrent qu’il y a plus de cas de diabète, de maladies cardiaques et de cancers en Seine-Saint-Denis que dans le reste de la France », souligne Frédéric Courage, 46 ans, installé à Saint-Denis depuis dix-sept ans. D’où l’importance pour les médecins de mettre en place un suivi régulier du patient tout en accordant une importance particulière à la dimension psycho-sociale. 

« Les pathologies chroniques nécessitent une approche globale du patient pour déterminer les origines des problèmes,explique Frédéric Courage. Prenons le cas du diabète qui est très répandu à Saint-Denis. On pourrait se contenter de donner des médicaments pour réduire le sucre dans le sang. Mais on peut aussi se demander pourquoi. Cette approche tient compte de l’activité, du mode de vie et des habitudes alimentaires de l’individu pour réduire les facteurs de risque. C’est la même chose pour l’asthme. Il ne suffit pas d’augmenter la dose du traitement. On regarde si le logement est insalubre ou si la personne vit au bord d’une autoroute. »

Comme Frédéric Courage, de nombreux praticiens installés à Saint-Denis vont au-delà de l’aspect strictement médical pour analyser les conditions de vie des patients (lire ci-dessous l’interview de la sociologue Laure Pitti). Une vision de la médecine qui prend tout son sens dans les quartiers défavorisés : « Il ne me serait jamais venu à l’esprit de m’installer en secteur dans le 16e, conclut Thibault Heimburger. Une bonne partie de notre travail consiste ici à faire l’accompagnement socio-psychologique. C’est peut-être épuisant mais c’est la médecine que j’aime. Parce que la plupart des patients ne vous considèrent pas uniquement comme un prestataire de services. »

Julien Moschetti

(1) L’espérance de vie à la naissance était au 1er janvier 2013 de 79 ans pour les hommes et de 84,5 ans chez les femmes en Seine-Saint-Denis, contre respectivement 80,2 ans et 85,5 en Île-de-France.

« Beaucoup de médecins pensent que le fait d’exercer dans les territoires populaires
donne plus de sens à leur métier »

Quatre chercheurs de l’université Paris 8 et du CNRS (Coline Cardi, Cédric Lomba, Audrey Mariette, Laure Pitti) ont initié en 2012 une enquête sociologique intitulée « Pratiques et praticiens de santé en territoires populaires » à Saint-Denis. La sociologue Laure Pitti nous dévoile les premiers résultats de son travail sur les médecins généralistes.

Le JSD : Pour quelles raisons les médecins généralistes s’installent à Saint-Denis ?

Laure Pitti : La plupart des médecins généralistes que j’ai rencontrés ne sont pas fils de médecins, alors que ces derniers sont surreprésentés en France parmi les étudiants en médecine. Quand on n’a pas forcément le capital économique pour s’installer dans des quartiers où le prix du m2 est élevé, on peut privilégier des endroits où l’on bénéficie d’incitations financières. Cette logique d’opportunité est renforcée par le fait qu’il y a une forte demande de médecins dans le département. Autre aspect de l’enquête : certains praticiens exerçant à Saint-Denis ont une origine sociale proche de la population qu’ils soignent. Ce sont par exemple des fils d’ouvriers ou d’employés, alors qu’en majorité, les étudiants en médecine sont issus de milieux aisés. Certains se disent donc : « J’ai un rôle social à jouer » ; ou encore : « Si je ne soigne pas des gens issus des couches populaires comme moi, qui va le faire ? ».

JSD : Est-ce que les motifs de l’installation diffèrent en fonction de leur âge ?

L.P. : On peut en effet différencier les praticiens qui s’approchent de la retraite et ceux qui se sont installés récemment. Les premiers évoquent l’idée d’une « vocation ». La plupart ont connu mai 68 ou ont eu des engagements militants dans leur jeunesse : extrême gauche, catholiques de gauche… Ils réinvestissent en quelque sorte leurs engagements dans leurs métiers. Les jeunes générations qui s’installent à Saint-Denis ont moins cette fibre militante. Leur fibre sociale provient avant tout de leur socialisation : ce peut être un environnement familial, des rencontres, des expériences professionnelles, des lectures…

JSD : Pourquoi les médecins restent à Saint-Denis ?

L.P. : Tout dépend des profils de médecins. Pour les libéraux, il n’est pas toujours simple de monter un nouveau cabinet avec une nouvelle patientèle. Il faut des opportunités de mobilité pour pouvoir partir. Mais, dans l’ensemble, beaucoup pensent que le fait d’exercer dans les territoires populaires donne plus de sens à leur métier. Cette idée de « sens » est intimement liée au sentiment d’utilité sociale. Ils sont convaincus qu’ils ont un rôle important à jouer pour réduire les inégalités sociales en matière de santé. Certains médecins, surtout les plus anciens, faisaient du 7h-22h. Les jeunes ont moins ce côté militant. Ils privilégient donc l’exercice regroupé (maisons de santé, pôles de santé pluri-professionnels…) pour préserver leur vie privée. Cela ne veut pas dire que les nouvelles générations ont moins la fibre sociale, c’est juste qu’ils consacrent moins de temps à leur métier.

JSD : Quelle est la spécificité de l’exercice des médecins dans les quartiers populaires ?

L.P. : Je ne parlerais pas de spécificité, mais plutôt de trajectoires professionnelles similaires et d’une « fibre sociale » fortement répandue parmi les médecins qui s’installent en Seine-Saint-Denis. Les territoires populaires regroupent à la fois des personnes sans droits sociaux et des personnes qui ont des difficultés d’accès aux soins du fait de leur situation économique, qu’elles soient étrangères ou françaises, issues de l’immigration ou non. En Seine-Saint-Denis, la question des droits sociaux et de la protection sociale prend beaucoup de place dans l’échange médecins/patients. Autre résultat de l’enquête : les praticiens qui exercent à Saint-Denis vont souvent bien au-delà de la dimension psychosomatique. Ils analysent aussi les conditions de vie des patients pour comprendre leur état de santé. De manière générale, parmi les médecins, certains voient des sujets en face d’eux, avec leurs histoires et les trajectoires de vie, là où d’autres se focalisent davantage sur des symptômes. Les médecins de Saint-Denis que j’ai rencontrés regardent tout autant les sujets que les symptômes. Ils appréhendent plus souvent qu’ailleurs le symptôme en prenant en compte la totalité de l’histoire des patients. Cette conception de leur métier est intimement liée à la patientèle qui est souvent défavorisée. Certains patients n’ont pas les moyens de se payer une mutuelle pour bénéficier de soins de spécialistes, d’autres n’ont pas de couverture sociale… C’est pourquoi de nombreux médecins généralistes font leur possible pour adresser les patients qui n’ont pas les moyens d’avancer les frais à des spécialistes conventionnés en secteur 1, sans dépassement d’honoraires.

JSD : De nombreux médecins de Saint-Denis évoquent aussi une clientèle sympathique et attachante…

L.P. : L’utilisation du terme « sympathique » fait tout d’abord référence au prestige symbolique renvoyé au médecin. Ce prestige est sans doute d’autant plus fort en Seine-Saint-Denis car l’écart social entre les praticiens de santé et les patients est important. Cette autorité symbolique est également renforcée par l’expression d’un sentiment de reconnaissance pour le rôle social du médecin. Les praticiens mettent aussi en avant, au titre de ce qui leur plaît dans leur métier, le fait d’avoir une patientèle et de suivre des pathologies variées. Suivre des familles de génération en génération leur permet d’intervenir à tous les stades de la vie. Ils insistent aussi sur le profil social de leurs patients, que beaucoup d’entre eux trouvent d’autant plus courageux et solidaires qu’ils sont confrontés à des situations difficiles.

Propos recueillis par Julien Moschetti

Publié dans le JSD, le journal de saint-Denis, le 13 novembre 2015.

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