Le neuropsychiatre Pr Jean-Michel Oughourlian s’est plongé dans les usines apprenantes de la Fondation Amipi où la majorité des opérateurs sont des handicapés mentaux. Il en a tiré le constat suivant: « l’usine réussit là où la psychiatrie a échoué », objet de son dernier ouvrage Le travail qui guérit. Explications.
« Débile il est, débile il restera. » Combien de personnes en situation de handicap ont été un jour confrontées à ce verdict sévère et irréversible ? C’est pour rompre avec ces préjugés empreints de fatalisme que sont nées les « usines apprenantes » de la Fondation Amipi – Bernard Vendre (voir encadré en fin d’article). Spécialisées dans le câblage électrique destiné à l’industrie automobile, ces UPAI (Usines de Production, d’Apprentissage et d’Insertion) emploient des opérateurs porteurs d’un handicap mental (trisomie 21, autisme, schizophrénie, retards cognitifs importants, etc). Objectif : les faire progresser par le travail manuel et les aider à trouver leur place en entreprise.
Surmonter le handicap grâce au travail
Le neuropsychiatre Jean-Michel Oughourlian s’est immergé dans ces usines apprenantes (voir sa biographie en fin d’article). Il a tiré de cette expérience une conclusion étonnante et enthousiaste : « L’usine réussit là où la psychiatrie a échoué. A l’hôpital, beaucoup parmi ces opérateurs seraient des légumes. Là, ils progressent. »
Ce constat fait l’objet de son dernier ouvrage Le travail qui guérit. Pour ce proche de René Girard et spécialiste de la psychologie mimétique, le travail soigne, guérit, libère, permet de sortir de l’isolement, de regagner en confiance en soi, de se réaliser en tant qu’être humain. Tant et si bien que ces individus jusqu’alors exclus ou relégués en milieu psychiatrique reprennent confiance et surmontent leur handicap.
L’activité professionnelle représente donc une opportunité pour « se construire en développant des capacités multidimensionnelles, cognitives et affectives », mais aussi « des capacités relationnelles, c’est-à-dire mimétiques », a-t-il constaté lors de sa rencontre avec les opérateurs des usines apprenantes de la Fondation Amipi – Bernard Vendre. Grâce au travail, les neurones se régénèrent, se multiplient. Et après cet apprentissage, ces soi-disant handicapés finissent par retrouver une vie professionnelle et sociale normale.
Le mimétisme, l’une des clefs de l’apprentissage et de la réalisation de soi
Pour arriver à cette conclusion, Jean-Michel Oughourlian est allé vérifier, par lui-même, sur le terrain, que le mimétisme était l’une des clefs de l’apprentissage et de la réalisation de soi, notamment pour les personnes en situation de handicap. La découverte ne date pas d’hier : quatre siècles avant notre ère, « Aristote constatait que l’homme est le plus « mimeur » des animaux, celui qui imite le plus et le mieux, ce qui permet au petit être humain d’acquérir ses connaissances » a-t-il expliqué dans une interview à Medscape. C’est en effet de cette manière que nous apprenons à parler, écrire, manipuler n’importe quel outil. Bref : nous imitons pour nous construire intérieurement.
Mimétisme inné et neurones miroirs
Le neuropsychiatre s’inspire également depuis longtemps des travaux de l’anthropologue et philosophe français René Girard, l’inventeur du terme « désir mimétique ». Un concept que l’on pourrait résumer ainsi : tout désir est l’imitation du désir d’un autre. « Le désir mimétique, c’est le fait que nous ne désirons pas nous-mêmes ou par l’attrait de l’objet, mais par le désir de l’autre qui se porte sur cet objet et lui donne une valeur », rappelle le Pr Oughourlian.
Ce phénomène s’explique en partie par la découverte des neurones miroirs dans les années 1990. Ces cellules nerveuses s’activeraient dans notre cerveau dès que l’on effectue une action ou que l’on regarde quelqu’un agir. Cette catégorie de neurones nous permettrait donc de nous mettre à la place de l’autre, de mieux déchiffrer ses actions et ses intentions. « Les neurones miroirs reflètent l’action que nous regardons faire, les mêmes zones s’allument dans notre cerveau et dans celui de la personne observée, assure le Pr Oughourlian. Il y a donc un mimétisme inné, et donc tout à fait naturel, qui nous permet d’obtenir des connaissances. »
Les neurones miroirs joueraient un rôle fondamental dans l’apprentissage par imitation mis en application dans les usines apprenantes de la Fondation Amipi – Bernard Vendre, selon le psychiatre qui a observé le phénomène sur le terrain : « La personne handicapée mentale est installée devant un plan de travail et elle copie les gestes de l’opérateur qui est lui-même handicapé mental. Elle finit par s’approprier les gestes à force de les regarder, elle les imite de mieux en mieux, jusqu’à devenir capable de les faire toute seul. »
Entre empathie et rejet, le rôle du « cerveau mimétique »
Dans un précédent ouvrage intitulé Notre Troisième cerveau et consacré aux neurones miroirs, le Pr Oughourlian explique que ce « cerveau mimétique », qui est aussi celui de l’empathie, entrerait en interactivité avec le premier cerveau (cognitif) et le deuxième cerveau (émotionnel). Il initierait même les actions des deux autres cerveaux, et non l’inverse, selon le neuropsychiatre, exemple à l’appui :
« Quand nous rencontrons une personne, c’est le cerveau cognitif qui « habille » de rationalisation cette nouvelle relation en disant par exemple que « cette personne est intelligente ». Le cerveau émotionnel habillera ensuite cette relation de sentiments positifs ou négatifs ou d’humeurs. Mais c’est le troisième cerveau qui est le premier à instituer cette relation. C’est la relation mimétique qui va entrainer les rationalisations, les sentiments et les humeurs. »
D’après le Pr Oughourlian, le mouvement mimétique de notre troisième cerveau oscille entre deux attitudes d’apparence contradictoire. D’un côté l’empathie, qui consiste à considérer comme son modèle la personne imitée. De l’autre, le rejet, quand l’autre devient un rival, un obstacle à l’accomplissement de son désir.
Reconnaître l’autre comme son alter ego (ou pas)
Dans ce dernier cas, « l’empathie se transforme en discorde, le mimétisme positif, source d’apprentissage, s’enraye », poursuit le neuropsychiatre. C’est par exemple le cas lorsqu’un PDG sorti de Polytechnique ou un cadre supérieur arrive dans une entreprise en exprimant son mépris envers ses inférieurs hiérarchiques. Une rivalité immédiate s’installe alors avec les salariés qui sont l’entreprise depuis de nombreuses années ».
Ces rapports de rivalité seraient nettement moins fréquents dans les usines apprenantes de la Fondation Amipi – Bernard Vendre. Pour la bonne et simple raison que la majorité des opérateurs (700 sur un effectif total de 830 personnes, les130 autres sont des encadrants) sont eux-mêmes des handicapés mentaux. « Le nouvel arrivé n’est pas considéré comme un animal bizarre entouré de personnes « normales », a constaté le Pr Oughourlian. Il est disposé à apprendre parce qu’il reconnaît l’autre comme son alter ego. De plus, l’opérateur qui lui montre les gestes à effectuer a occupé le même poste auparavant, il a donc appris la même chose que lui. »
Environnement bienveillant
L’apprentissage par imitation fonctionne d’autant plus dans les usines apprenantes que le président de la Fondation AMIPI, Jean-Marc Richard, applique depuis quelques années la théorie développée par le Pr Oughourlian dans Notre troisième cerveau. Il a érigé la notion de modèle comme clé de l’efficacité managériale, si bien que les employés ne se voient pas les uns les autres comme des rivaux potentiels. Un véritable esprit d’entre-aide et une forte empathie règnent dans ces usines atypiques qui comptent peu d’encadrants pour responsabiliser au maximum les salariés, a remarqué le Pr Oughourlian.
Les personnes handicapées mentales ne sont pas non plus surprotégées : leurs erreurs sont pointées, leurs lacunes relevées, sans pour autant briser la relation de confiance. Quant aux directeurs, ils ne sont pas parachutés de l’extérieur, ils émergent du groupe. Ce sont leurs collègues qui choisissent de les prendre pour modèle parce qu’ils considérèrent qu’ils savent mieux qu’eux. Ce sont donc eux qui décident de leur conférer une autorité.
C’est dans cet environnement bienveillant que les personnes surmontent leur handicap, développent de nouvelles capacités cognitives, gagnent en autonomie financière et sociale. A l’image d’Olivier1, qui avait quitté l’école à l’âge de douze parce que son professeur avait jugé qu’il n’était pas intelligent. Désormais assistant de ligne, cet homme de 47 ans « redoutablement intelligent », selon Pr Oughourlian, manage une équipe de quarante personnes. C’est aussi un heureux père de famille.
Reprendre confiance et découvrir des capacités singulières
Quant à Jeanne1, 42 ans, elle fut contrainte de quitter l’école en classe de sixième. Jugée « déficiente intellectuelle », elle n’a jamais eu la chance d’apprendre à lire et écrire. Considérée comme une « imbécile » par sa famille, elle a enfin pris confiance en elle le jour où elle a rejoint l’usine apprenante. C’est ainsi qu’elle s’est découverte des capacités singulières, en particulier une mémoire étonnante.
Aujourd’hui, son travail consiste à vérifier que la série de chiffres et de lettres qui figurent sur le produit fini en bout de chaine est identique à celle qui s’affiche au même moment sur l’écran de l’ordinateur. Comment faites-vous sachant que vous ne savez pas lire ni écrire, lui a demandé le Pr Oughourlian.
« Je photographie mentalement les produits pour m’assurer qu’ils concordent avec les chiffres et les lettres qui apparaissent sur l’ordinateur », a répliqué Jeanne qui, selon le neuropsychiatre, a, au final, développé des compétences exceptionnelles : « Elle va beaucoup plus vite que les personnes capables de lire, car elle photographie de haut en bas, et non pas les chiffres et les lettres un par un. »
Le travail façonne l’être
Fort de cette expérience, le Pr Oughourlian a en tiré des conclusions. Il considère ainsi qu’« aujourd’hui, le rôle du médecin en France se limite trop souvent à remplir des certificats médicaux pour que les personnes en situation de handicap perçoivent une pension adulte handicapé. Mais ils pourraient aussi les diriger vers des usines apprenantes pour les aider à trouver un sens à leur vie, car le travail est constitutif du sens de la vie. »
Et de citer les bâtisseurs de cathédrale qui « taillaient la pierre jusqu’à ce qu’elle prenne forme. Mais ils constataient dans le même temps qu’ils prenaient forme eux-mêmes dans leur moi intérieur. Il n’y avait pas que la matière qui se modifiait, l’être se modifiait, se bonifiait aussi. Ils passaient du statut d’apprenti, à celui de compagnon puis de maître. Ils étaient heureux d’avancer, de faire des progrès. »
Heureux de se réaliser en tant qu’êtres humains imparfaits.
Julien Moschetti
1.Les prénoms ont été modifiés
Publié le 11 janvier 2019 sur le site d’information Medscape.
Que sont les usines apprenantes de la Fondation AMIPI – Bernard Vendre ?
Dans les années 1960, Maurice Vendre, père d’un enfant atteint de trisomie, s’inspire d’une pédagogie fondée sur le développement neuronal par le travail manuel et crée la fondation AMIPI Aujourd’hui, six sites de production d’Amipi (Cholet, Angers, Le Mans…), au statut d’Entreprises Adaptées, emploient entre 650 et 750 opérateurs en situation de handicap, dans une activité de câblage électrique, destinée principalement à l’industrie automobile. Une fois leurs apprentissages effectués, les opérateurs élaborent un projet professionnel correspondant à leur motivation et à leurs compétences, et la Fondation AMIPI accompagne leurs premiers pas dans l’entreprise classique. Elle a à son actif plus de 1500 insertions réussies en milieu dit ordinaire.
« Il est illusoire de penser que quelques-uns peuvent s’en sortir dans des sociétés dites compétitives si certains, jugés plus fragiles (selon des critères très souvent issus de formations déconnectées du travail manuel ou faber) sont laissés de plus en plus nombreux sur la bas-côté » Maurice Vendre, 1970
Biographie
Né à Beyrouth (Liban) en 1940, Jean-Michel Oughourlian est un neuropsychiatre, psychologue ainsi qu’un écrivain et essayiste, reconnu aussi bien en France qu’aux Etats-Unis pour sa collaboration avec René Girard et ses travaux autour de la théorie du désir mimétique. Humaniste catholique, il est engagé dans la lutte contre la précarité, l’exclusion et les maladies menant à la dépendance au travers de la défense de l’intégrité physique, psychologique et spirituelle des individus. Au cours de sa carrière, il a exercé comme psychiatre à l’hôpital Saint-Anne (entre 1972 et 1992) et a été chef du service de psychiatrie de l’hôpital américain à Neuilly entre 1981 et 2007. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont Un mime nommé désir (1982), Genèse du désir (2007), Notre troisième cerveau (2013). Le travail qui guérit est son dernier ouvrage, paru aux Editions Plon le 18/10/2018, 144 p, 12,90 euros.