Sabrina Ali Benali met à nu les failles du système hospitalier

Paris, France — 11 janvier 2017, Sabrina Ali Benali, alors interne en médecine générale, interpelle sur sa page Facebook, la ministre de la Santé de l’époque, Marisol Touraine, sur l’état alarmant de l’hôpital en France. La vidéo fait plus de 12 millions de vues. Elle devient alors (un peu malgré elle) la porte-parole des soignants à l’hôpital en dénonçant le manque de moyens des hôpitaux, les conditions de travail détériorées, l’épuisement des soignants. En octobre 2018, la jeune femme qui travaille depuis comme médecin remplaçante dans une association de permanence de soins à Paris, tout en effectuant sa thèse*, revient avec un livre intitulé « La Révolte d’une interne – Santé, hôpital : Etat d’urgence ». L’auteure, y évoque les immenses failles qui fissurent l’institution hospitalière. Elle y dénonce aussi un système de fonctionnement inspiré de l’entreprise, incapable de fonctionner correctement et humainement. « Lorsqu’il nous est impossible de répondre à un appel à l’aide, à des yeux quémandeurs, à une colère qui n’aurait besoin que de douceur pour s’éteindre, c’est une petite partie de nous qui se désintègre, une parcelle de peau de soignant, infime, qui se désagrège. La blouse n’est pas une armure. Elle ne le devient jamais », écrit-elle dans « La Révolte d’une interne – Santé, hôpital : Etat d’urgence ». Interview du médecin Sabrina Ali Benali, révoltée et altruiste.

Medscape Edition Française : Dans votre ouvrage « La Révolte d’une interne – Santé, hôpital : Etat d’urgence », vous dénoncez notamment les conditions de travail détériorées et l’épuisement des soignants, leur frustration, leur honte, leur perte de sens… C’est ce que vous avez ressenti personnellement en tant que soignante ?

S. Ali Benali  : Oui, j’avais l’impression qu’à chaque fois que je ne répondais pas à des besoins essentiels de patients, une nouvelle plaie s’ouvrait sur ma blouse. J’avais l’image de multiples plaies finissant par s’agréger pour former d’immenses taches de sang s’étalant sur toute la blouse, comme de l’encre sur un buvard. C’est ce qui se passe pour beaucoup de soignants : l’accumulation des moments de culpabilité, puis la honte en rentrant chez soi, les larmes, la perte d’estime de soi, de confiance, l’angoisse, les anxiolytiques, la dépression, jusqu’à parfois la tentative de suicide, voire le suicide. Il n’y a rien de plus douloureux que d’avoir honte de sa prise en charge. La quasi-totalité des soignants ont choisi ce métier pour soigner, soulager la douleur et les maux des gens. Et quand, aujourd’hui, vous avez des injonctions contradictoires qui vous empêchent de répondre à cette première mission, voire à faire l’inverse, c’est-à-dire que vous avez l’impression de maltraiter la personne que vous avez en face de vous, forcément, au bout d’un moment, c’est vous que cela maltraite. Cela arrive une fois, deux fois, vous vous excusez vous-même, vous vous dites que c’est parce que vous n’avez pas le temps, que c’est le patient qui a abusé… Puis, une heure après, vous vous rendez compte que ce n’était peut-être pas le cas, que le patient était peut-être juste exténué et que c’est donc vous qui avez abusé. Quand j’étais interne en hépato-gastroentérologie, j’avais 11 patients à ma charge dont 3 en soins palliatifs. L’un deux pouvait mourir d’un moment à l’autre. Il pleurait beaucoup et avait besoin d’être soulagé, et, je m’en rappellerai toute ma vie, au bout de quelques longues minutes de discussion, je me suis vue regarder ma montre… Je pensais à tout ce que j’avais à faire : à mes prescriptions, au bip qui avait déjà sonné trois fois, à mes comptes-rendus en retard, les patients qu’il me restait à voir… C’est l’accumulation de ces petites hontes tout au long de la journée qui finissent par prendre toute la place et provoquent une grande souffrance des soignants.

Comment vous faites pour tenir ?

S. Ali Benali  : Mon anxiolytique, c’est la lutte. J’ai choisi un mode d’exercice particulier : la permanence de soins à domicile. Je n’ai pas honte de dire que je suis partie pour l’instant de l’hôpital. Tout d’abord parce que c’était compliqué de trouver un travail compatible avec mon emploi du temps de thésarde, sans oublier mon mémoire de DES à réaliser et mon militantisme pour la santé. Mais aussi parce que je trouve pour l’instant beaucoup plus de réconfort dans la permanence de soins à domicile. J’aime passer du temps avec les patients (30 à 40 minutes en moyenne). Grâce à ce choix, j’exerce la médecine telle que je l’ai imaginée, une médecine que je n’arrive pas à mettre en pratique à l’hôpital. Quand ma thèse sera terminée, j’aimerais retourner travailler dans un service d’urgences un ou deux jours par semaine. Mais, avec ma faible résistance à la fatigue et ma colère contre ce système, j’aurai probablement du mal à faire plus. Je suis d’ailleurs admirative de mes collègues qui arrivent encore à puiser dans leurs ressources pour tenir. Passer deux heures au téléphone à chercher un lit d’hospitalisation pour un malade, ça me fait péter les plombs. Je comprends la douleur de mes confrères qui sont épuisés, que l’on tue à petit feu car ils n’ont même pas le temps de faire leur travail.

Vous évoquez dans votre ouvrage une étude de Fabrizio Benedetti sur l’effet placebo. Les résultats thérapeutiques d’un traitement seraient nettement supérieurs lorsque le médecin a fait beaucoup de suggestions positives autour du traitement. A placebo égal, un médecin sympathique et convaincu serait beaucoup plus efficace qu’un autre, indifférent et sceptique.

S. Ali Benali  : Tout à fait. J’évoque aussi le fait que la question de la relation au patient n’est quasiment pas évoquée durant les études de médecine. Vous passez neuf ou dix ans à apprendre comment vous allez soigner une entorse, une embolie pulmonaire ou une appendicite, mais vous n’apprenez jamais comment vous allez parler à un malade, alors que c’est le cœur même de votre exercice, le cœur du diagnostic. Après, évidemment, il faut avoir les moyens de le faire, c’est-à-dire ne pas être coupé 25 fois durant la consultation par le téléphone qui sonne, la porte qui s’ouvre… L’étude montre que le traitement fonctionne beaucoup mieux quand le médecin fait preuve de bienveillance, de réassurance et montre une adhésion à la thérapeutique.

Le problème, c’est que certains n’arrivent plus à être sympathiques ni convaincants car ils puisent de manière inconsidérée dans leurs ressources. Ils ne sont plus capables d’empathie, de bienveillance ou de patience après avoir été soumis à des rythmes inconsidérés, alors que c’est le b.a.-ba du métier. Ils n’ont même plus cinq minutes devant eux pour pouvoir parler au patient ou à sa famille. Ils en sont souvent réduits à être des « techniciens du corps ». C’est triste de revenir à ce type de médecine en 2019, alors qu’on a mesuré scientifiquement l’importance de la relation avec le malade et de sa psyché. On entend souvent qu’il faut « mettre le patient au cœur du système de santé ». Commençons par nous donner le temps de lui parler. Si on nous empêche de prendre ce temps d’échange nécessaire, qu’est-ce qui nous différencierait de robots doués d’intelligence artificielle médicale ? Or aujourd’hui, dans les grands plans de santé technocratiques, la masse salariale est considérée comme une charge, et non comme des soignants ayant une valeur ajoutée au service des patients et de leur bien être.

Vous faites d’ailleurs le constat dans votre livre d’une « dérive marchande de la santé dans une vision néolibérale court-termiste ».

S. Ali Benali  : Je me souviens avoir lu, juste en dessous d’une tribune de 85 médecins des hôpitaux parisiens publiée dans le JDD en janvier, une pub sur une plateforme téléphonique payante pour « un avis médical 24/24 ». Dernièrement, à l’heure de l’augmentation des inégalités face à l’accès aux soins, plusieurs entreprises de mutuelles et d’assurances ont investi dans les télécabines de consultations à distance pour leurs adhérents, comme Axa, MatMut ou Harmonie. Mais la Sécurité sociale ne rembourse pas toutes les téléconsultations. Cela veut donc dire qu’il y a une vraie volonté de privatisation rampante de la santé, que cela soit à travers les plateformes de téléconsultation, les partenariats public-privé (PPP) ou le transfert croissant de la prise en charge des dépenses de santé vers les mutuelles santé. C’est le système égalitaire et solidaire de la Sécurité Sociale qui est remis en cause. L’accès aux soins diffère en fonction de ses moyens. On s’oriente donc vers un système à l’américaine de dispensaires pour les démunis, et de privé pour les autres.

On s’oriente vers un système à l’américaine

Vous expliquez dans votre ouvrage que l’adoption de la loi de réforme de l’hôpital de juillet 2009 a rayé de la législation la notion d’hôpital public. Vous faites notamment allusion à l’ouvrage L’hôpital en réanimation qui explique pourquoi nous en sommes arrivés à la santé marchande. Pouvez-vous nous en dire plus ?

S. Ali Benali  : Cet ouvrage pédagogique permet de comprendre comment s’est engagé le processus de privatisation de la santé. On découvre notamment qu’il y a une volonté politique derrière la dette qui sert de grand prétexte aux réformes. Or, il n’y a pas de fatalité de la dette. La Sécurité sociale à été crée dans ce pays alors même que nous étions ruinés. Il s’agit donc de choix de société. C’est là que réside tout l’enjeu de la défense de notre système de santé publique. Depuis trois décennies, on taille dans tout ce qui a participé à construire un système de santé solidaire. Il en est de même pour notre système judicaire, éducatif, ferroviaire… La suppression de l’ISF ou de l’exonération de cotisations sociales pour les grandes entreprises font aussi partie de ce processus. Tous ces cadeaux fiscaux aux plus fortunés sont un important manque à gagner pour les impôts et la Sécurité sociale. On mène la politique des caisses vides pour ensuite nous dire que, face au déficit chronique, le relais via le privé est nécessaire et serait « plus rentable ». Pourtant, la Cour des comptes elle-même épingle le surcoût pour notre système des mutuelles et des assurances privées. Même si le discours dominant voudrait nous amener à être fataliste sur le soi-disant « manque de compétitivité » du pays et le poids des cotisations qu’ils préfèrent appeler « charges », nous ne devons pas l’être. Regardons les chiffres. La France est le pays avec la plus forte progression du nombre de millionnaires entre 2017 et 2018. C’est aussi la 7e puissance économique mondiale et le champion du monde des records de dividendes aux actionnaires. Sans compter la fraude fiscale et la fraude aux cotisations patronales qui se comptent en dizaines de milliards annuels. Nous avons largement les moyens de sauver notre système de santé. Encore faut-il en avoir la volonté politique.

Nous avons largement les moyens de sauver notre système de santé

Vous dites également que ces économies de court terme dans le secteur de la santé sont dévastatrices et inefficaces sur le long terme. Pourquoi ?

S. Ali Benali  : Oui, car la seule logique, c’est l’économie de court terme. Prenons l’exemple d’un parent qui décide de ne pas inscrire son fils au sport, qui se cantonne à le nourrir avec de la « malbouffe », ne l’emmène pas chez le dentiste etc… Il fera certes des économies à court terme, mais, vingt ans plus tard, l’enfant risque d’être obèse et diabétique, et il aura sans doute un état bucco-dentaire désastreux etc… C’est à peu près la même chose avec le système de santé : on fait des économies de bouts de chandelle qui, à long terme, sont désastreuses.

Propos recueillis par Julien Moschetti

 

* « Du dépistage à l’orientation du psychotraumatisme par les médecins de premier recours pour les femmes victimes de violence »

 

La mutinerie d’une interne

Le manque de moyens des hôpitaux, les conditions de travail détériorées, l’épuisement des soignants… Dans la « La Révolte d’une interne. Santé, Hôpital : Etat d’urgence », l’ancienne interne des hôpitaux se met à nu pour évoquer les immenses failles qui fissurent l’institution hospitalière. Portée par une sensibilité à fleur de peau, cette glaçante plongée en immersion dans le système hospitalier revient notamment sur l’interminable formation des médecins, jugée trop peu axée sur le rapport aux patients. Mais aussi sur les internes ou les infirmiers sous-payés, l’autoritarisme et la « jouissance du pouvoir » de certains médecins et cadres à l’hôpital. Sans oublier le manque de moyens, de lits, de personnel des services d’urgence, miroir grossissant des difficultés de notre système de santé. Est également vivement critiqué : le système de fonctionnement des hôpitaux inspiré de l’entreprise, qui est de moins en moins à même de soigner correctement et humainement les patients. La souffrance des soignants transpire également à toutes les lignes du livre. Un portrait au vitriol d’un système hospitalier au bord de la rupture.

« La Révolte d’une interne. Santé, Hôpital : Etat d’urgence », Cherche Midi, 175 pages, 17 euros.

Publié dans Medscape le 14 février 2019.

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