Sabrina Ali Benali : son regard sur les urgences

Suite à la succession de drames survenus récemment dans des services d’urgence (SU), quatorze chefs de service hospitalier ont lancé un cri d’alarme réclamant un grand plan en faveur des urgences, dans une tribune au « Monde » datée du 16 janvier dernier. Nous avons demandé à Sabrina Ali Benali, ancienne interne des hôpitaux de Paris et auteure de « La Révolte d’une interne – Santé, hôpital : Etat d’urgence » de réagir aux principales mesures de ce plan.

Medscape édition française : Dans une tribune récente au « Monde », quatorze chefs de service hospitalier s’alarmaient de la saturation permanente des SU. Que pensez-vous de cette tribune ?

S. Ali Benali  : Les urgences sont aujourd’hui les services qui cristallisent le plus le malaise du secteur de la santé. A la fois celui de l’hôpital, de la médecine de ville et de la précarité médico-sociale. Tous ces mondes sont arrivés à un point de rupture en raison d’un déficit structurel. L’Objectif national de dépenses d’assurance maladie (Ondam) a été fixé à 2,5 % pour 2019. L’évolution spontanée des besoins en santé de la population est d’environ 4% par an, or les Ondam successifs sont chaque année inférieurs aux besoins. On impose donc une rigueur budgétaire permanente. Sur ce quinquennat, le plan de loi de finances de la Sécurité sociale prévoit de faire encore 3,8 milliards d’économies en 2019. Les pouvoirs publics ne cessent de nous parler d’efficience et d’organisation, mais, appliquer les théories du lean management dans le soin (faire plus à moindre coût, ndlr), c’est nier toute la part d’humanité qui revient à nos métiers de soin.

Enfin, en termes d’organisation pure, posons-nous les bonnes questions. Pourquoi les patients sont bloqués de nombreuses heures en salle d’attente ? Les auteurs de cette tribune pointent du doigt la déconnexion qui existe entre les technocrates qui nous dirigent et l’exercice réel. Or, l’une des rares solutions que le gouvernement propose, c’est de donner une prime aux hôpitaux pour qu’ils réorientent les patients vers des soins de ville. Mais comment trouve-t-on un rendez-vous en ville à un patient avec une angine à trois heures du matin ? S’il est là, c’est bien souvent parce qu’il n’a justement pas trouvé d’autre alternative. De plus, ce qui pèse le plus lourd sur les SU, ce ne sont pas les patients qui ont des pathologies simples. Ce sont tous ceux qui « embouteillent » faute de places dans les services spécialisés des étages suite aux politiques de fermetures de lits. Les patients en brancards s’accumulent et restent en zone d’attente durant 48 ou 72 heures, jusqu’à ce qu’on trouve des lits dans les étages. C’est cela, le véritable engorgement.

Le titre de la tribune est « Aux urgences, le risque d’accident devient immense ». A l’image de cette femme de 55 ans retrouvée morte dans la zone d’attente des urgences de l’hôpital Lariboisière, près de douze heures après son admission, sans avoir été examinée par un médecin ? Ce décès est-il surprenant ?

S. Ali Benali  : Malheureusement pas. Ce décès a été très médiatisé parce que le temps d’attente a été très long, parce que la famille a entamé des procédures. Mais c’est loin d’être un cas isolé. En 2018, six personnes au moins sont décédées dans des couloirs des urgences après des heures d’attente sans avoir pu voir un médecin. Il faudrait aussi comptabiliser le nombre de complications liées au temps d’attente aux urgences. Plusieurs études ont mis en évidence que l’engorgement des urgences multipliait par 1,7 la mortalité des malades à dix jours, et cela indépendamment de l’âge et du motif de l’hospitalisation. J’évoque dans mon livre le cas d’un jeune homme d’une vingtaine d’années qui était arrivé aux urgences dans le coma. Le bilan sanguin avait révélé une hypokaliémie. Il n’y avait plus de lit en réanimation, il a donc fallu le transférer en SMUR vers une autre structure qui était à 35 kilomètres.

Aujourd’hui, même quand vous êtes arrivés à bon port, il arrive que vous n’ayez pas de place pour le patient, donc vous devez le transférer ailleurs. Ma peur, c’est que mon enfant soit un jour exposé à ce genre de risques, qu’elle soit contrainte de subir 30 minutes de SMUR pour trouver un lit de réanimation disponible. J’ai reçu récemment le témoignage d’un urgentiste en Ardèche qui est traumatisé. Un patient est arrivé en urgence vitale dans un petit centre hospitalier. Il a dû appeler un Centre Hospitalier Régional (CHR) qui bénéficiait d’une unité de soins intensifs cardiologiques. Un hélicoptère était disponible. Peu après, l’urgentiste a reçu un deuxième patient en urgence vitale cardiaque. Or, le CHR n’avait qu’un seul hélicoptère en raison des restrictions budgétaires, contre trois auparavant. On a donc demandé à l’urgentiste de choisir entre les deux patients. Il a dû évaluer leur morbidité et il a choisi l’un des deux pour le transfert immédiat. L’autre personne de 63 ans est morte. L’urgentiste a confié : « on a expliqué à la famille qu’on avait fait tout ce qu’on pouvait, et ils nous ont cru… ».

La tribune parle « de personnel débordé » et dans votre ouvrage « La Révolte d’une interne – Santé, hôpital : Etat d’urgence », vous décrivez les cadences de travail infernales qui augmentent le risque d’erreur médicale. Pouvez-vous revenir sur la situation ?

S. Ali Benali  : En effet, en dehors du manque de personnel, les internes et les seniors travaillent fréquemment 24 h d’affilée. Le soignant est épuisé car il a déjà assuré son service de 9h à 18h, et il enchaine sur une 2ème journée jusqu’à 8h du matin. Donc, il est logique que le risque d’erreur médicale augmente à 4h du matin, quand vous êtes tellement fatigué que vous dormez à moitié. Il m’est arrivé plusieurs fois durant l’internat de voir des co-internes ou des seniors admettre qu’ils avaient fait de mauvaises prises en charge ou pris de mauvaises décisions parce qu’ils n’avaient pas toutes leur capacité de réflexion. On nous dit sans arrêt qu’il faut réaliser des économies, ne pas faire d’examens redondants… Mais quand il est 5 heures du matin et que cela fait 21 heures que vous travaillez, vous ne faites plus confiance à votre cerveau pour bien « diagnostiquer ». Vous préférez donc faire des examens à rallonge pour être sûr de ne passer à côté de quelque chose. Il faut ajouter à cela les risques pour les soignants eux-mêmes. Il y a quelques semaines, j’ai lu le post d’un interne qui avait eu un accident de la route en rentrant chez lui, après 24 heures de garde… Dans mon livre, j’évoque aussi des études qui ont montré qu’au bout de 24 heures de travail, nous avons des troubles équivalant à un taux d’alcool sanguin de 100 milligrammes par 100 millilitres. Comment peut-on accepter que des soignants prennent des décisions et interviennent sur les corps d’autrui dans cet état ? Au Canada, les gardes de 24 h ont été rendues illégales en 2003 déjà.

Il est logique que le risque d’erreur médicale augmente

Selon la tribune, les urgences sont « les seuls lieux ouverts en permanence quand les autres acteurs sont absents ou défaillants ». Comment gérer l’afflux de patients ? Les signataires de la tribune proposent d’instaurer une plateforme téléphonique de tri…

S. Ali Benali  : En effet, quand votre médecin vous donne rendez-vous dans trois jours alors que vous avez 39°C de fièvre et que vous êtes au plus mal, les urgences deviennent la seule solution. Quand votre fille, qui a des idées suicidaires, doit patienter plusieurs mois pour obtenir un rendez-vous avec un psychiatre, on comprend parfaitement que vous l’emmeniez aux urgences à la moindre frayeur. Si vous ajoutez à cela, les sans logis, les personnes âgées en perte d’autonomie, les victimes de violences conjugales etc… cela finit par faire beaucoup de monde aux urgences. Il faudrait donc penser des formes de permanence de soins rattachées aux urgences, avec des postes mixtes de médecins généralistes et d’urgentistes ou des vacations d’internes et/ou de médecins remplaçants en circuit court jusqu’à deux heures du matin, comme cela se fait dans certaines régions. La tribune propose aussi de mettre en place une plateforme téléphonique pour filtrer l’accès aux urgences. C’est une bonne idée car beaucoup de personnes viennent aux urgences ne sachant pas si leur pathologie relève de l’urgence ou pas. Enfin, on pourrait créer des plateformes régionales qui seraient reliées aux emplois du temps des médecins de la région. Les créneaux de libres dans les cabinets de médecine générale ou les centres de soins situés à proximité du patient seraient diffusés sur l’écran de votre ordinateur ou de votre smartphone. Cet éventail de mesures pourrait être le socle d’un véritable plan Marchal pour l’hôpital. Cela serait autre chose que de donner une prime aux urgences pour virer les patients…

L’une des clés du problème de la saturation des urgences est le fait que « la population grandit et vieillit, tandis que le nombre de médecins baisse », selon la tribune. Peut-on remédier à cette situation rapidement ?

S. Ali Benali  : Il est évident que nous manquons de médecins généralistes. Même si le gouvernement a pris des mesures en augmentant progressivement le numerus clausus, cela ne va pas régler le problème tout de suite, car il faudra une dizaine d’années pour former les médecins. D’autres mesures peuvent êtres prises rapidement. Tenter de réduire le nombre de patients qui arrivent aux urgences en provenance des EHPAD en est une. La mise en place d’infirmiers de nuit dans chaque EHPAD est nécessaire. Je suis parfois contrainte d’orienter les résidents d’EHPAD aux urgences dans le cadre de mes missions de permanence de soins à domicile. Par exemple, j’ai récemment été appelé pour une fin de vie mais je ne pouvais pas laisser de prescription de morphine sous cutanée toutes les quatre heures si besoin, en l’absence d’infirmière de nuit. Souvent, dans des cas comme ceux-là, nous n’avons pas d’autre option que transférer ces patients aux urgences car l’équipe sur place est dépassée. Un autre aspect de coordination pourrait être mis en place : les médecins généralistes devraient pouvoir faire hospitaliser un patient dans un service sans à avoir à passer par les urgences. Il n’existe pas aujourd’hui de partenariat et d’autonomie organisée entre les médecins de ville et les services hospitaliers. Les patients sont d’abord admis aux urgences, les examens souvent répétés, avant une longue attente pour trouver une place. Les autorités martèlent qu’il faut redonner sa place au médecin traitant, mais donnons lui la vraie capacité de le faire ! On pourrait par exemple convenir d’un entretien téléphonique avec un médecin d’astreinte pour que celui-ci accepte ou pas une entrée directement dans son service. Cela serait une filière d’économies pour les urgences.

La tribune propose aussi l’objectif « zéro brancard » pour les patients ne passent plus la nuit sur un brancard dans un couloir des urgences. Qu’en pensez-vous ?

S. Ali Benali  : C’est une excellente idée. L’une des choses les plus difficiles dans mon métier de permanence des soins à domicile, c’est le fait que les patients refusent d’aller aux urgences au motif de l’attente en brancard. Une personne âgée m’a dit récemment « je n’ai plus l’âge de subir ça » en parlant des heures passées sur un brancard. J’ai évoqué avec elle le risque d’hématome du cerveau si jamais elle tombait à son domicile, sachant qu’elle était sous anticoagulants. Elle m’a répondu : « Au moins, je mourrais dignement. » Là, on arrive au bout du bout. Quand les gens ont peur de l’endroit qui est censé prendre soin d’eux, cela signifie bien que notre système de santé ne fonctionne pas correctement.

Autre mesure proposée par la tribune : une filière dédiée pour les malades de cancer ou de démence…

S. Ali Benali  : C’est une bonne idée car c’est problématique, notamment pour les malades en soins palliatifs, d’être admis en zone d’attente sous des spots néon, avec deux rideaux qui vous séparent de la demoiselle qui est en train de vomir et de l’homme ivre en train de hurler. On a connu mieux comme espace de fin de vie… Cette mesure serait particulièrement bien adaptée aux malades de cancer qui ont des parcours chroniques et de nombreux allers-retours à l’hôpital. Ils doivent bénéficier de soins prioritaires. Cela suppose aussi un accès plus rapide à leurs lits de destination, et donc plus de lits disponibles. Cette tribune est intéressante, mais elle souffre d’un petit biais. Même si les urgences sont le point de cristallisation de la crise actuelle, on ne peut pas saucissonner par tranches tous les secteurs de la santé car tout est imbriqué. Il faudrait donc mettre en place en priorité des mesures d’urgence dans plusieurs secteurs et de véritables partenariats entre les médecins de ville, les médecins de permanence de soins et l’hôpital. Il faudrait aussi investir massivement dans la psychiatrie, mais aussi construire plus de centres médico-psychologiques, d’établissements d’urgences dédiés à ce public pour que, par exemple, les victimes de violence ne terminent pas en zone d’attente de nos SU. Comment voulez-vous mener tranquillement un interrogatoire avec une femme victime de violences conjugales quand vous avez six patients à voir à l’heure… D’autant plus que l’on sait qu’un bon tiers d’entre elles n’évoqueront même pas les violences conjugales car il faut établir une relation de confiance sur le long terme pour arriver à les faire parler.

Propos recueillis par Julien Moschetti

Publié dans Medscape le 18 février 2019.

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