Face à l’inquiétante hausse des troubles psychiatriques dans la population française en cette période de pandémie, quelles mesures d’urgence doivent être prises pour permettre aux professionnels de santé de répondre à la détresse psychologique de tout un chacun ? Début décembre, Medscape rapportait le cri d’alarme de cinq personnalités du monde de la santé mentale (Rachel Bocher, Marion Leboyer, Serge Hefez, Marie-Rose Moro et Cynthia Fleury ) qui appelaient à un plan d’urgence pour la psychiatrie. Sommé de réagir, Olivier Véran a récemment annoncé le recrutement de 160 psychologues supplémentaires pour les cellules d’urgence médico-psychologique (CUMP), mais aussi vouloir « jeter les bases d’une réforme profonde en santé mentale ». Le gouvernement a également annoncé le 21 janvier la création d’un « chèque-psy » censé faciliter la prise en charge psychologique des étudiants, sans avance de frais. Des mesures qui, si elles semblent aller dans le bon sens, demeurent néanmoins insuffisantes pour faire face aux besoins actuels, considèrent trois psychiatres interrogés par Medscape : Pierre-Michel Llorca (professeur de psychiatrie au CHU de Clermont-Ferrand et directeur des soins de la fondation FondaMental), Serge Hefez (responsable de l’unité de thérapie familiale dans le service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière) et le Pr Dominique Januel (psychiatre à l’EPS de Ville-Evrard, 93).
Deux mois après le cri d’alarme de cinq personnalités du monde de la psychiatrie, la santé mentale des Français continue à se dégrader de jour en jour, de confinement en couvre-feu, en attendant un éventuel reconfinement… « L’avenir est non seulement très bouché, mais il est aussi de plus en plus contradictoire et incohérent, a confié à Medscape Serge Hefez. On parle de confinements de plus en plus durs, de nouveaux variants qui pourraient être plus dangereux, on ne sait pas si le vaccin va marcher, si tout le monde va pouvoir en bénéficier… Il s’agit d’une accumulation de nouvelles très préoccupantes. » C’est la raison pour laquelle « cette vague psychiatrique commence à nous submerger un petit peu tous, j’observe une montée des dépressions, de l’anxiété, de la colère, de l’exaspération… en particulier chez les jeunes (lire encadré plus bas), précise le psychiatre qui ajoute que de nombreux indicateurs sont à la hausse : consommation des anxiolytiques et des antidépresseurs, idées suicidaires (surtout chez les jeunes) et tentatives de suicide chez les ados, violences familiales… Sans oublier les urgences psychiatriques qui sont « saturées de demandes ».
Quant au Pr Dominique Januel, elle observe à l’EPS de Ville-Evrard, « une population fatiguée, de plus en plus en difficulté, en raison du stress chronique au long cours depuis plusieurs mois. Cela ressemble à un syndrome pré-dépressif : les gens en ont assez… » Pour le moment, la plupart de ses patients « tiennent le coup », mais le psychiatre redoute « une décompensation psychiatrique pure et dure une fois qu’on sera sortis de cette crise sanitaire ». Par ailleurs, la psychiatre voit de plus en plus de jeunes venir en consultation. Des jeunes qui sont « un peu désespérés, qui ont un peu perdu le goût de vivre ». Une analyse terrain qui confirme des résultats d’une enquête réalisée par Ipsos auprès des 18 à 24 ans, publiée fin janvier sur le site de la fondation FondaMental : 32% d’entre eux ont un trouble de santé mentale (+ 11 points par rapport à l’ensemble de la population), 40% un trouble anxieux généralisé (+ 9 points), plus d’un cinquième des symptômes de troubles dépressifs modérément sévères ou sévères…
L’avenir est plus en plus contradictoire et incohérent
Pour parer à l’urgence et agir sur le court terme face à l’augmentation de ces troubles psychiatriques, les cinq personnalités du monde de la santé mentale avaient fait trois propositions début décembre dernier :
– la mise en œuvre de campagnes d’information nationales, visant notamment à déstigmatiser les troubles psychiatriques :
– le déploiement immédiat de plateformes d’information et d’aide aux personnes en détresse ;
– un renforcement des structures d’écoute et de soins psychiatriques des enfants, adolescents, et adultes, avec des consultations dédiées Covid-Psy.
Deux mois plus tard, ces trois propositions ont été « partiellement mises en œuvre », selon Pierre-Michel Llorca, le directeur des soins de la Fondation FondaMental. Certes, des campagnes d’information nationales ont bien vu le jour. Quant aux plateformes d’information et d’aide aux personnes en détresse, elles se sont multipliées et ont fait l’objet d’un recensement sur internet, se félicite le psychiatre. À l’image de Santé publique France qui a réalisé un recensement des sites de référence et des lignes d’aide à distance ou de Psycom qui propose une page de ressources utile pour la santé mentale et une liste des lignes d’écoute et de soutien psychologiques.
Encore de nombreux manques
Mais ces dispositifs manquent de visibilité sur le plan local pour permettre un accès facilité aux soins, estime Pierre-Michel Llorca qui déplore « un fonctionnement extrêmement centralisé et un défaut de coordination territoriale ». Enfin, les structures d’écoute et de soins psychiatriques se heurtent aux écueils que rencontre la psychiatrie depuis de nombreuses années : insuffisance de moyens et difficultés d’accès aux soins. Le psychiatre évoque un manque de « ressources » pour pouvoir orienter correctement les patients identifiés sur les plateformes d’écoute. Selon lui, « les personnes qui souffrent de pathologies psychiatriques sont orientées vers un système qui est déjà en surchauffe absolue, donc en grande difficulté pour répondre à cette nouvelle demande ».
Considéré par de nombreux professionnels comme le “parent pauvre” de la médecine, la psychiatrie souffre encore et toujours de « moyens notoirement insuffisants pour faire face à l‘augmentation des demandes qui a vraiment été très amplifiée par la crise sanitaire », considère Pierre-Michel Llorca qui regrette notamment « l’absence persistante de remboursement des psychothérapies qui fait pourtant l’objet d’expérimentations de l’Assurance maladie depuis au moins six ans. » Certes, la création de « chèque-psy » est « une bonne idée », selon le psychiatre qui regrette que ce genre de dispositif soit limité « aux situations d’exception et aux étudiants qui, malheureusement, ne sont pas les seuls à être vulnérables à l’heure actuelle. »
Rembourser les psychothérapies
Un constat partagé par Serge Hefez qui pense également qu’il faudrait « offrir la possibilité de rembourser les psychothérapies car beaucoup n’ont pas les moyens financiers pour y accéder ». D’autant plus que des psychothérapies brèves sont parfaitement envisageables, comme par exemple, « les psychothérapies comportementales ou les techniques d’approche du stress, de l’angoisse ou l’anxiété qui peuvent soulager les gens assez rapidement ». Et de rappeler que « la psychiatrie de secteur et les psychiatres conventionnés sont complètement saturés ». Une situation qui ne date malheureusement pas d’hier mais qui semble s’être aggravée avec la crise sanitaire.
À titre d’exemple, « bien avant le Covid, il était quasiment impossible d’avoir un rendez-vous de consultation avec un psychiatre dans des délais raisonnables, rappelle Serge Hefez. En particulier pour les enfants : pédopsychiatres, centres médico-psychologiques pour enfants et adolescents (CMPEA), CMPP….. C’était 6 mois à 9 mois d’attente pour des enfants qui allaient mal. L’épidémie n’a fait que révéler encore plus à quel point les réponses spécialisées gratuites et accessibles à tous manquent à l’heure actuelle ». D’où l’importance « d’ouvrir ce conventionnement à d’autres professionnels de la santé mentale : les psychologues et les psychothérapeutes ».
Quant à Antoine Pelissolo, le chef du service psychiatrie de l’hôpital Henri-Mondor de Créteil (Val-de-Marne), il a de son côté plaidé sur France Culture pour le remboursement des consultations des psychologues. Selon lui, « on est en déficit de médecins à cause des problèmes de démographie. Par contre, des psychologues, on en forme assez régulièrement, et beaucoup sont disponibles et compétents. » Or, c’est « trop souvent trop coûteux pour les personnes qui n’ont pas les moyens sans remboursement ».
Pour Antoine Pelissolo, le remboursement des psychothérapies contribuerait à renforcer la « culture du soutien psychologique et de l’évaluation » et permettrait de mieux « repérer les personnes les plus fragiles. Et ça, on ne peut pas le mettre en place en trois mois (…), c’est le moment de le faire ». Une analyse qui se rapproche de celle du Pr Marion Leboyer, la directrice de la Fondation FondaMental, qui appelait dès octobre dernier à se préparer aux conséquences de la pandémie de Covid 19 sur la santé mentale : « Le seul rempart, c’est la détection et la prise en charge pour réduire les risques d’apparition ou d’aggravation de pathologies psychiatriques », estimait la psychiatre à l’hôpital Henri Mondor qui ajoutait que les patients qui ont été infectés par la Covid devaient « faire l’objet d’un suivi rapproché afin de repérer et prendre en charge le plus précocement possible les troubles anxio-dépressifs qu’ils pourraient présenter. »
Les réponses spécialisées gratuites et accessibles à tous manquent
Et la Fondation FondaMental de souligner également l’importance des nouveaux modes de prise en charge mis en place depuis le début de l’épidémie (téléconsultation, dispositifs de veille, les unités Covid… ), mais aussi des outils numériques qui « ont montré leur efficacité » et peuvent être déployés « pour améliorer le diagnostic, maintenir le contact social, surveiller le sommeil ». Différents projets soutenus par la Fondation FondaMental utilisent des applications smartphone qui permettent de recueillir des informations sur les patients, ce qui permet de « surveiller la santé des gens, notamment la santé mentale », selon Pierre-Michel Llorca. Sont notamment utilisées par la fondation : Mental Apps (télésuivi dédiée aux pathologies mentales, en particulier la dépression), SIMPLe (psychoéducation pour les patients atteints de troubles bipolaires) ou Emma (détection des signes avant-coureurs de suicide).
Enfin, les centres experts Dépression Résistante de la fondation FondaMental ont également participé au projet européen E-COMPARED, dont l’objectif était d’évaluer l’efficacité d’un traitement mixte de la dépression (combinant e-TCC et interventions en face-à-face), comparée à la TCC (thérapie cognitive et comportementale) proposée habituellement en face-à-face. Les résultats préliminaires montrent l’efficacité comparable de cette stratégie mixte par rapport à un suivi « classique » : à 3, 6 et 12 mois, on observe une réduction des symptômes dépressifs. Des résultats « encourageants qui montrent que la place des outils digitaux dans le traitement de la dépression devrait être plus importante et plus intégrée, synergique avec le suivi habituel», estime Pierre-Michel Llorca qui demande désormais que « la question du remboursement de ces outils médicaux puisse être résolue, au regard des résultats convergents de leur intérêt pour les patients ».
Julien Moschetti
Publié dans Medscape le 4 février 2021.
Des comportements phobiques en hausse chez les jeunes
Selon Serge Hefez, les jeunes français développent de plus en plus de comportements phobiques qui apparaissent de différentes manières : « Certains sont extrêmement anxieux, n’arrivent plus à sortir de chez eux, à aller à l’école… D’autres vont plus être dans la dépression et les idées suicidaires, d’autres dans les passages à l’acte et la colère… D’autres vont être totalement addicts à internet et aux fake news et tout ce qui a circulé autour de ça. Enfin, certains adoptent des consommations inquiétantes d’alcool et de cannabis. » Par ailleurs, les jeunes les plus fragiles auraient supporté encore plus mal la deuxième vague que la première. « La première vague ne s’est pas trop mal passée, on pensait que c’était limité dans le temps, on voyait le bout, l’été arrivait avec les vacances qui allaient avec, on était dans un déni merveilleux par rapport à ça… Les difficultés n’étaient pas du tout à l’échelle de ce qu’on voit maintenant », conclut Serge Hefez. J.M.