Shaka : « La peinture n’a jamais été du travail pour moi »

Découvert par le grand public en 2009 dans le cadre de l’exposition TAG au Grand Palais, Marchal Mithouard a.k.a Shaka a creusé son sillon dans le street art avant de se faire un nom dans le monde de l’art contemporain. La marque de fabrique de ses peintures et de ses sculptures ? Des visages et des corps fragmentés, nervurés; les nerfs à vifs, comme si l’on entrait dans les entrailles des personnages, comme si leurs sentiments étaient mis à nu.

En 2007, l’artiste ajoute à certaines peintures une 3ème dimension en sculptant directement sur la toile à l’aide de matériaux légers. Le tableau devient l’espace de transition entre deux univers traversés par des personnages qui interpellent le regardant. Une technique qui permettra à l’artiste d’accéder à la reconnaissance institutionnelle en 2009. Estimée entre 4 000 et 6 000 euros, son œuvre « Révolte » crée en effet la surprise lors d’une vente aux enchères en partant à 15 000 euros.

Onde de choc 9. 2015

Depuis 2012, l’artiste a considérablement affiné sa technique en volume, conférant à ses sculptures la finesse de ses œuvres sur toile. Les expressions et les effets de mouvements n’ont jamais été aussi saisissants. A l’image de sa dernière sculpture en bois de 5 mètres de haut sur 4 mètres de large, Onde de choc, présentée au « Grand 8 de l’Art urbain » à la Réserve Malakoff jusqu’au 30 octobre 2016. Une œuvre qui explore les forces et les vibrations provoquées par une onde de choc. Ou comment révéler l’énergie vibratoire de l’espace-temps perceptible, comme s’il l’on pratiquait un acte chirurgical sur la lumière à un instant T.

Marchal Mithouard fait également partie des 11 artistes sélectionnés par la mairie de Paris dans le cadre du projet “Les œuvres d’art investissent la rue”, aux côtés de Noe Two, Hopare, Astro, Marko93, dAcRuZ, Psyckoze, Alex, Zenoy, Lazoo et 2shy. Au programme : la réalisation de 11 fresques sur les murs de 11 arrondissements parisiens d’ici la fin de l’année.

En attendant, Marchal a accepté de revenir sur les étapes clef de sa trajectoire artistique autour d’une bière : ses débuts dans le graffiti, l’évolution de sa technique, le passage des bas reliefs aux sculptures, son travail sur la matière et le volume,  ses influences et… l’importance de la dimension « jeu » dans son travail.

L’ascension. 2014

A quel âge as-tu commencé à peindre ?

Marchal Mithouard : Je fais de la peinture et du dessin depuis mon plus jeune âge. J’avais 9 ans lorsque j’ai demandé à ma mère de m’inscrire à un cours de peinture à l’huile. La peinture et le dessin ont toujours été un moteur pour moi, une manière de m’exprimer. J’ai fait mes premières armes dans une MJC à côté de chez moi, puis j’ai suivi cours de peinture aux Ateliers d’Arts Plastiques d’ Evry.

Comment as-tu découvert le graffiti ?

Marchal Mithouard : Comme tous les gamins de l’époque, j’ai découvert le graffiti à travers des reportages à la télé quand la vague du hip hop est arrivée en France au début des années 80. Puis sur les voies de chemins de fer et les RER. Lorsque j’avais 13/14 ans, j’ai commencé à crayonner. Le graff est devenu un hobby, une bouffée d’oxygène. Ces moments de liberté me permettaient de me lâcher. J’ai décidé de prendre un nom d’emprunt pour qu’on ne me reconnaisse pas. Je me disais que cela m’aiderait à me lâcher complètement. Mais ce n’était pas évident de sortir des carcans qu’on te met dans la tête quand tu es gamin. Dans mon esprit, c’était un peu comme si je continuais à faire de la peinture, mais en compagnie de mes amis. C’était un autre type d’engagement, avec un nouveau medium cette fois-ci.

Comment s’est passé l’apprentissage du graffiti ?

Marchal Mithouard : C’était de nouvelles proportions pour moi, j’ai du apprendre à travailler en grand sur murs. Il m’a fallu des années pour arriver à un bon résultat. Le graffiti a fini par prendre beaucoup de place dans mon existence. Mes parents me disaient : « Pourquoi tu ne peins plus de toiles ? T’as arrêté la peinture au pinceau ?  ». Je ressentais au fond de moi le besoin de sortir de l’atelier pour me frotter à quelque chose de neuf. Cela allait au-delà de la culture alternative de l’époque : le hip hop, le punk etc…  C’était un nouveau monde dans lequel tu t’engouffres. Tu expérimentes un maximum de choses, tu te frottes à de nombreuses personnes issues d’horizons variés. Le graffiti m’a permis de faire des rencontres et de collaborer avec différents artistes, notamment avec Nosbé. On a fusionné nos styles, progressé main dans la main, on s’est influencés mutuellement.

Shaka et Nosbé. 2016

Pour quelles raisons avoir mis la peinture de côté à l’époque ?

Marchal Mithouard : Je sentais que ce n’était pas le moment de faire des toiles. Je manquais d’expérience et de maturité pour livrer un travail cohérent. Il fallait que je me lance dans de nouvelles expérimentations pour progresser et mûrir, il fallait que je m’attaque à de nouveaux supports avec de nouveaux outils. C’est comme cela que le graffiti est devenu la voie naturelle à emprunter durant plusieurs années en parallèle de mes études d’arts plastiques.

Est-ce que l’engouement récent pour le street art t’a permis de te faire un nom dans le monde de l’art contemporain ?

Marchal Mithouard : Oui et non. C’est clair que cela m’a permis de me faire connaître, notamment auprès de personnes qui ne s’intéressaient pas spécialement au street art. J’ai eu l’occasion de participer à des ventes aux enchères ainsi qu’à des expositions collectives et personnelles. Mais il faut se méfier des engouements qui peuvent nous entrainer sur des chemins hasardeux. Il faut rester fidèle à ses convictions et ses intentions de travail pour ne pas les galvauder. Et puis, ce qu’il y avait de positif dans le graffiti, lorsqu’il n’y avait pas d’autres enjeux que de se faire plaisir, le street art l’a transformé en rivalités négatives, jalousies et dénigrements. Il y a de la place pour tout le monde et c’est mieux de s’attarder sur ce que l’on aime plutôt que de perdre son temps à essayer d’écraser son voisin. Bref, ce n’est pas toujours positif, il vaut donc mieux se concentrer sur son travail et ne pas faire attention aux choses négatives.

Et puis un jour, tu t’es remis à peindre… A quand remonte le déclic ?

Marchal Mithouard : Tout a démarré en 2007/2008. Je poursuivais à l’époque une maîtrise dédiée aux arts numériques. J’aimais bien les ordinateurs et les caméras, mais ce n’était pas non plus ce qui m’excitait le plus. J’ai toujours été un manuel. Je ressentais donc le besoin de travailler la matière. Cette envie se matérialisait par un désir d’envahir l’espace pour aller vers l’autre. C’est à ce moment là que j’ai eu l’idée de faire sortir les choses de la toile, d’aller au delà de la 2D, de pénétrer l’espace de représentation. C’était avant tout une manière de communiquer avec les gens, c’était un terreau fertile pour faire des rencontres, mais aussi une base pour mes futures recherches sur le mouvement et la lumière.

C’était aussi une façon d’instaurer un dialogue ?

Marchal Mithouard : Tout à fait. Je voulais que ce dialogue soit percutant. Et ce côté percutant, je l’ai trouvé dans le volume de la mousse expansive, un medium que j’ai découvert par hasard. La période de gestation et d’expérimentations a été longue. 2007/2008 a été un véritable tournant pour moi. Les premières toiles en relief sont apparues à cette période là. C’était très expérimental et empirique. J’avais l’impression d’avoir beaucoup de choses à raconter, beaucoup de choses à creuser. J’essayais de m’adapter au medium pour le faire évoluer. J’avais déjà fait des portraits au crayon, à l’huile ou à l’acrylique pour les amis et la famille quand j’étais gamin. J’ai continué la figuration par la suite avec la bombe aérosol. Jusqu’au jour où j’ai essayé d’adapter cette technique sur toile. De nouveaux paramètres entraient en jeu, il fallait désormais progresser sur le plan technique pour s’adapter à des dimensions plus restreintes. Ces toiles n’avaient pas une grande valeur pour moi, mais cette période d’expérimentation a été nécessaire pour arriver là où j’en suis. La peinture est avant tout un travail de recherche. Tu ne sais pas trop ce que tu cherches quand t’es jeune. Mais tu finis par acquérir une certaine maturité qui t’ouvre beaucoup de portes.

Stress. 2008.

A quoi ressemblaient tes premiers bas reliefs ?

Marchal Mithouard : Mes premiers bas reliefs et mes premières sculptures 3D étaient très académiques. Je faisais ce que j’avais appris à faire. C’était principalement des portraits photographiques. Mon premier véritable bas relief, Stress, date de 2009. Le bout de pantalon, le manche de pioche, les bras, les visages étaient réalistes mais nervurés de lignes noires graphiques avec des couleurs entre chaque interstice. J’ai vraiment commencé à me lâcher en sculptant la matière avec un cutter. C’est ainsi que la matière, qui était au départ un amas informe, a pris une forme organique. J’avais l’impression de retrouver les jeux de mon enfance, quand je jouais par exemple avec le sable à la plage. Je faisais des sculptures en faisant couler le sable mouillé entre des doigts. Le résultat ressemblait à un amas de petites formes organiques que je surnommais le schmilblick. J’ai construit des villes miniatures entières comme ça. On retrouve ces jeux d’enfant dans L’attrapeur de cauchemars, mon premier bas relief en matière organique coulée. Je me suis amusé à faire couler la mousse expansive comme lorsque j’étais gamin. J’ai ensuite évolué vers ce que j’appelle la série organique. C’était principalement des  portraits avec des formes qui sortaient de la toile comme s’il s’agissait de stalactites ou de stalagmites. La matière était difficile à dompter mais il y avait une part d’aléatoire qui m’intéressait. J’ai également fait des bas reliefs plus rigides, avec des formes géométriques plus calculées. C’était un travail empirique : tailler une forme en amenait une autre, et ainsi de suite… Le processus de création était très long, mais c’est comme ça que j’ai toujours travaillé. La dimension « jeu » est particulièrement importante dans ma peinture. J’ai toujours adoré le côté tour de magie du jeu, le côté jeu de piste. La peinture n’a jamais été du travail pour moi, même si j’arrive aujourd’hui à en vivre. C’est sans doute la raison pour laquelle je n’étais pas un féru de travail à l’école. Je ne retrouvais en effet pas cette notion de jeu que je retrouve aujourd’hui dans la peinture.

Quels artistes ont influencé ton approche du bas relief ?

Marchal Mithouard : Le rapport à la matière et à la figuration m’a toujours fasciné dans l’art. Je pense qu’il y aura toujours quelque chose à exprimer en ce qui concerne la représentation du corps. Mes influences principales viennent de la société occidentale dans laquelle j’ai grandi. La culture que l’on m’a inculqué, la culture « underground » et la culture de rue que j’ai digéré au fur et à mesure de mes rencontres et voyageant dans des pays proches ou lointains. J’apprécie également beaucoup le travail de Cézanne, mais aussi Rembrandt, Vermeer, Arcimboldo… On me disait souvent qu’il y avait un côté Arcimboldo dans mes premiers travaux. Mais c’était plutôt inconscient car je ne m’étais pas spécialement attardé sur lui. J’ai également été marqué par Vincent Van Gogh. On sent sa touche, son énergie, la matière. Je ne peux pas te donner le nom d’un artiste qui m’a influencé pour les bas-reliefs car il n’y en a pas, je n’avais aucune référence, c’est un travail que j’ai développé de façon empirique. Il a grandi avec moi, on voit l’évolution très nettement depuis le premier tableau.

Qu’est-ce qui t’a poussé à exacerber les expressions de tes personnages ?

Marchal Mithouard : Les personnages sont très expressifs parce qu’ils correspondent aux intentions et aux thèmes que j’aborde dans mon travail. Mon écriture est intimement liée au choix de mes personnages, leur mouvement, leur attitude, les forces et les faiblesses qui s’en dégagent. L’art nous apprend beaucoup sur nous-mêmes. Cela m’a aidé à grandir, à comprendre que ma personnalité me poussait à structurer mon travail, à être méticuleux dans sa réalisation. Je préfère quand mes personnages transpirent en expression plutôt qu’en réalisme. Leur humanité ne réside pas dans le système mécanique et réticulaire qui les révèlent, mais dans l’organisation de ce dernier et la poésie qui en émane.

En quoi ces nouvelles techniques permettaient d’exprimer de nouvelles facettes de ta personnalité artistique ?

Marchal Mithouard : On choisit de se tourner vers certaines pratiques artistiques par intention, puis on se sert de la technique pour exprimer ses idées et révéler un langage singulier. La technique a ses limites, notre créativité n’en a pas. Ma technique me permet d’obtenir des corps qui traversent et décrivent un mouvement. Ce jeu de formes géométriques réticulaires redessine les contours du corps comme une multitude d’ondes lumineuses. On a l’impression de rentrer dans les entrailles du personnage, d’y déceler les muscles, les nerfs. Il y a deux niveaux de lecture. Une lecture assez figurative de loin et une lecture abstraite de près. Je suis revenu à mes premiers amours. Des artistes qui proposaient différents degrés de lecture comme Dali, Picasso, Rembrandt… Je repense notamment à une célèbre toile de Dali, « L’image disparaît ». Cela ressemble à un portrait de loin. Et, quand tu te rapproches, tu découvres une femme en train de lire une lettre dans sa chambre. Dali a fragmenté son espace pour créer deux degrés de lecture.

« L’image disparaît ». 1938

J’ai lu que tu avais été fortement influencé par Le Caravage. C’est vrai ?

Marchal Mithouard : En effet. Tu ne regardes pas seulement ses toiles, tu participes à la scène. Tu deviens complice des personnages. J’aime sa façon de traiter la lumière et l’organisation de ses toiles. La texture de la peau de ses personnages est exceptionnelle. Je ne peins pas la peau comme lui, mais je m’inspire de ses compositions.

Comment es-tu passé des bas reliefs à la sculpture ?

Marchal Mithouard : La sculpture a été un cheminement naturel après quatre ans de bas reliefs. Je voulais faire de la sculpture depuis un moment, mais je ne savais pas trop comment m’y prendre. Je pensais au départ faire des sculptures en bois, mais cela aurait été laborieux et interminable de sculpter toutes les pièces de bois.  L’utilisation du métal s’est donc révélé comme une évidence. J’ai été accueilli aux ateliers V3M du Centre autonome d’expérimentation sociale (CAES) de Ris-Orangis. V3M m’a proposé de faire une résidence dans leur atelier de sculpture en métal. Or, c’est au CAES que j’ai découvert la culture alternative à l’âge de 14 ans !  C’était l’un des plus gros squats des années 1980. Je suis né culturellement là-bas. Une vie parallèle, hors-cadre s’y est organisée. Plus de vingt ans plus tard, je me retrouve à travailler dans ce squat qui a été démantelé ! C’est là bas que j’ai vu mes premiers concerts ! Je leur ai dit : «  Vous savez que me faites un super cadeau ! Cette salle transpire encore pour moi ! ». C’est là bas que j’ai fait ma première sculpture, c’était en quelque sorte un retour aux sources.

Qu’est ce qui te procure aujourd’hui le plus de plaisir quand tu travailles ?

Marchal Mithouard : J’éprouve du plaisir quand je sens que mon travail évolue. J’ai du mal à faire plusieurs fois la même chose. Cela m’angoisse. C’est un peu comme si j’étais au point mort. C’est pour cela que mon travail est composé de nombreuses étapes. Quand je me lance dans un bas relief, il y a l’étape de la sculpture, puis l’ajout d’enduits et enfin la peinture. Le travail est tellement varié que je ne me lasse jamais, il y a toujours de nouvelles tâches qui m’attendent lorsque j’aborde un sujet.

Quelle est la part de critique sociale dans tes peintures ?

Marchal Mithouard : J’ai toujours voulu témoigner de mon temps. Je me souviens d’un diptyque réalisé à l’âge de 18 ans. La première toile représentait une île déserte paradisiaque. Il y avait un côté photo de presse ou brochure de voyage de tour opératoire. Sur la deuxième toile, on voyait un bateau à proximité d’une île. On ne savait pas s’il s’agissait d’un bateau rempli de touristes ou d’un boat people. J’avais joué sur l’ambivalence. Est-ce que ces personnes venaient passer des vacances ou fuyaient ? L’actualité m’inspire, elle nourrit mon travail. Mais je n’ai aucune prétention à changer le monde avec mon œuvre, j’essaye juste de mettre le regardant face à sa propre condition d’être humain bousculé, de lui montrer une autre réalité, une vision de la société différente de la sienne. Les artistes ont l’avantage de pouvoir prendre du recul sur le quotidien de leurs congénères, cela lui permet de prendre conscience de certaines absurdités. C’est ensuite au tour du spectateur d’apporter son recul sur mes œuvres, son interprétation sur ce que je lui expose. Cet échange est positif, il nous permet de progresser.

Street Allegory. 2010

Est-ce que l’art te permet de délivrer des messages ?

Marchal Mithouard : Je ne cherche pas à convaincre les gens pour leur dire « voilà la vérité ». J’essaye avant tout de développer un langage tout en glissant des codes ou des  symboles dans mes toiles. J’aime le côté caché d’une œuvre d’art. Dans Street Allegory par exemple, des symboles francs-maçons sont éparpillés un peu partout sur la toile. C’est une manière d’évoquer le rapport à la caste, les sociétés secrètes… Je me suis amusé à comparer la communauté des artistes à une caste avec tout ce que cela apporte de positif et de négatif. Le mouvement graffiti est très éclectique et hétéroclite. Il avance très vite sans que l’on sache vraiment s’il s’oriente dans la bonne direction. Ce qui est livré aujourd’hui en galerie est loin de ce que l’on proposait dans la rue, ce sont deux mondes différents avec des codes différents. Les associer est une hérésie. A partir du moment où un mouvement culturel est identifié et exposé, sa nature change. Mais cela n’empêche pas les artistes de continuer à faire vivre l’esprit qu’ils ont connu, à continuer à s’exprimer autrement dans un contexte mercantile et institutionnel. Tout cela n’est pas incompatible.

Propos recueillis par Julien Moschetti

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